— Vous voulez dire qu’elle n’avait pas d’autres moyens, pour rendre son deuil supportable, que de photographier ce corps supplicié ?
— Grâce à vos services, ce « corps supplicié », comme vous dites, est pendu depuis l’aube aux crocs de tous les marchands de journaux.
Il accuse le coup. C’est vrai, entre autres conneries, l’inspecteur Bertholet a livré le cadavre de Saint-Hiver aux charognards de la gâchette médiatique.
— Clara a préféré aller toute seule au bout de l’horreur que les kiosques lui imposeront pendant au moins une semaine. Vous avez quelque chose contre, monsieur le commissaire ?
* * *
Après la photo de Clara, nous étions très vite sortis de la prison. Clara était redescendue sur terre. On entendait le bruit de ses talons dans les couloirs à présent. Derrière nous, l’aumônier avait peine à suivre. Dehors, tout le monde était sorti des voitures. La famille accueillait Clara. Belleville se refermait sur Clara. Clara pleurait enfin. Elle pleurait dans les bras d’Amar.
Détendu par cette manifestation de chagrin, l’aumônier avait tenté sa chance :
— La miséricorde divine, mon enfant…
Clara s’était retournée vers lui :
— La miséricorde divine, mon père ?
Et lui qui s’apprêtait à sortir un discours inspiré fut plongé dans un silence sacré. Puis il avisa la petite Verdun, embusquée dans les bras de Thian, et s’entendit murmurer :
— Pour le baptême de l’enfant…
Là encore, il fut gentiment interrompu.
— N’y pensez plus, monsieur l’abbé. Regardez bien cette enfant.
Le vieux Thian brandit Verdun devant lui, comme on présente une arme pour inspection. Le regard de Verdun jaillit et se colla au prêtre. D’instinct, il fit un pas en arrière.
— Vous voyez, dit Clara, notre petite Verdun trouve que votre Dieu n’est guère…
Elle chercha les mots une seconde. Puis, avec le sourire, justement, de la miséricorde :
— Votre Dieu n’est guère raisonnable.
* * *
— En tout cas, rappelez-vous ce que je vous ai dit, monsieur Malaussène : j’aurai ceux qui ont fait ça, mais à une condition, une seule, c’est que vous ne vous en mêliez pas.
Coudrier a ouvert sa porte. Il me désigne la sortie.
— Si vous-même ou votre amie Corrençon tournez seulement la tête vers cette affaire, vous êtes coffrés.
Puis, comme je passe devant lui :
— Quels sont vos projets ?
— Consoler Clara.
Et s’il était vrai, après tout, qu’une maison d’édition eût quelque chose d’un nid ? Pas un nid douillet, bien sûr, becs et griffes, évidemment, et d’où l’on peut tomber (qui a jamais passé sa vie entière dans un nid ?) mais un nid tout de même, un nid de feuilles et d’écritures, inlassablement chipées à l’air du temps par des Zabo z’au long bec, un nid séculaire de phrases tressé, où piaille l’insatiable couvée des jeunes espoirs, toujours tentés d’aller nicher ailleurs, mais ouvrant grand leur bec en attendant : ai-je du talent, madame, ai-je du génie ?
— Un beau brin de plume, en tout cas, mon cher Joinville, je suis bien obligée de le reconnaître ; suivez mes conseils et vous volerez plus haut que certains… Ah ! vous voilà, Malaussène ?
La reine Zabo congédie le jeune écrivain, le renvoie avec son manuscrit pour six mois de travail, et m’introduit dans son bureau — ou faut-il dire dans son filet ?
— Asseyez-vous, mon garçon… Le petit Joinville, là, vous avez déjà lu quelque chose de lui ? Qu’est-ce que vous en pensez ?
— Si je m’y connaissais en parfum, je reconnaîtrais peut-être son after-shave.
— C’est un jeune écrivain bien français ; pour l’instant il n’a encore que des idées qu’il prend pour des émotions, mais je ne désespère pas de lui faire raconter une histoire. J’ai un sacré projet pour vous, Malaussène.
Julius le Chien a posé son gros cul près du mien. Julius le Chien trouve comme moi la reine Zabo étourdissante. Cou tordu et langue pendante, Julius le Chien semble se demander combien de secondes cette femme a consenti à perdre pour naître.
— Mais dites-moi, avant toute chose, la police vous fait-elle des ennuis, pour cette affaire ?
— Non, c’est plutôt moi qui la dérange.
— Eh bien ! arrêtez ça immédiatement, Malaussène, c’est capital pour la suite. Aucun flirt avec la police. Je vous veux à plein temps.
Et d’enchaîner sur un bon coup d’interphone :
— Calignac ? Malaussène est arrivé. Nous vous rejoignons en salle de conférence. Prévenez Gauthier, et Loussa, s’il est ici.
Demi-geste pour raccrocher, mais :
— Ah ! Calignac ? Prévoyez du café.
Et, à moi :
— Je vous ai bien invité pour un petit café, ce matin, non ?
* * *
Puis, dans les couloirs :
— Une chose encore, Malaussène. Peut-être allez-vous accepter ma proposition, peut-être allez-vous m’envoyer paître, peut-être allons-nous une fois de plus nous entre-tuer, mais, dans tous les cas de figure, pas un mot à quiconque, d’accord ? Secret maison.
* * *
Autre lieu autres mœurs. Le café des Éditions du Talion est du genre café d’entreprise. Un franc vingt dans la fente et un gobelet brûlant entre les doigts, qui ne pèse plus rien quand il est vide… un gobelet-écrivain, en somme, qui a intérêt à s’épuiser lentement — la poubelle est toute proche.
Loussa, Calignac et Gauthier nous attendent. Le jeune Gauthier blêmit à la vue de Julius le Chien qui, en effet, va lui visser son museau entre les fesses avant que j’aie pu le rappeler à l’ordre. Ça ne rate jamais. Qu’est-ce que ce normalien dévoyé dans le commerce des livres peut bien répandre comme fumet ? Calignac, le directeur des ventes, se marre à sa franche façon de rugbyman et ouvre une fenêtre pour laisser le champ libre aux senteurs juliennes. Après avoir relevé l’identité de Gauthier, Julius le Chien file un coup de lèche-main à Loussa de Casamance, façon de m’approuver dans le choix de mes amitiés.
— Bien, nous pouvons nous asseoir.
Ainsi dit la reine Zabo. Le conseil des ministres commence toujours chez elle par cette formule rituelle : « Bien, nous pouvons nous asseoir. » Non pas « Asseyez-vous », non pas « Salut les poteaux, est-ce que ça boume aujourd’hui ? », non, les mêmes mots, toujours : « Bien, nous pouvons nous asseoir. »
Ce que nous faisons, en quelques discrets raclements de chaises.
— Malaussène, si je vous dis « Babel », à quoi pensez-vous ?
Les débats sont ouverts.
— Babel ? Je vois une tour, Majesté, le premier H.L.M. de l’humanité, les multitudes du Divin Parano déboulant des quatre coins de l’horizon dans la cuvette de Diên Biên Phu, et, lasses de leur errance, érigeant l’Empire State Building pour y vivre de conserve.
Elle sourit. Elle sourit, la Reine, et elle dit :
— Pas mal, Malaussène. Et maintenant, si je vous dis « Babel » en y ajoutant deux initiales : J.L. Babel. J.L.B., à quoi pensez-vous ?
— J.L.B. ? Notre J.L.B. maison ? Notre machine à best-sellers ? Notre poule aux encriers d’or ? Il me fait penser à mes sœurs.
— Pardon ?
— À Clara et à Thérèse, deux de mes sœurs.
Et à Louna, aussi, la troisième, l’infirmière. J.L.B. est l’auteur préféré de mes sœurs. Quand Louna a rencontré Laurent, son toubib de mari, il y a quelques années, je leur ai prêté ma chambre, ils se sont mis au pieu et n’ont émergé qu’un an et un jour plus tard. Une année d’amour à plein temps. D’amour et de lecture. Je leur montais tous les matins leur provision de bouffe et de bouquins, Clara et Thérèse redescendaient tous les soirs les assiettes sales et les livres lus. Parfois, elles tardaient. Comme elles avaient leurs devoirs à faire, je grimpais les chercher et je trouvais les deux petites couchées entre les deux grands, Louna leur servant à voix haute de larges tranches de J.L.B :
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