— D’ailleurs, Yasmina nous a apporté du couscous.
* * *
Nous avons mangé le couscous de Yasmina et la tarte de Julie, pendant que le vieux Thian donnait à Verdun ses petits pots du soir. Depuis la naissance de Verdun, le vieux Thian a perdu un bras. Tout ce qu’il accomplit dans la vie, il le fait avec la main qui ne porte pas Verdun. À soixante ans passés, le jour où nous lui avons confié Verdun, le vieux Thian a fait cette découverte de jeune homme : être père, c’est devenir manchot.
Nous avons mangé dans la mélopée de Yasmina qui tenait le fantôme de Saint-Hiver à distance.
Un petit morceau de paix.
Mastication soigneuse.
Pourtant, quelque chose tracassait Jérémy. C’était lisible sur son front. Et, quand on peut lire sur le front de Jérémy, il faut toujours craindre le pire.
— Un problème, Jérémy ?
J’ai demandé à tout hasard, sachant qu’il répondrait : « Non rien. »
— Rien, non.
Voilà. Encore quelques coups de fourchette, et c’est Thérèse qui a tenté sa chance.
— Jérémy, si tu nous disais ce qui te tracasse ? Non ?
Avec cette voix raide et maladroite qui, dès les premiers mots de sa vie, en a fait une Thérèse retranchée, facilement hargneuse, une Thérèse susceptible comme un fil dénudé.
— Est-ce que je te demande ton horoscope, toi ?
Thérèse et Jérémy sont un modèle d’amour fraternel. Peuvent pas se souffrir tout en souffrant le plus souvent possible l’un pour l’autre. Le jour où Jérémy s’est retrouvé rôti comme un poulet par l’incendie de son bahut, Thérèse m’a fait son unique crise de culpabilité professionnelle : « Comment est-ce que je n’ai pas su prévoir ça, Benjamin ? » Elle s’arrachait les cheveux, au sens propre, par poignées, comme dans un roman russe. Elle balayait l’espace à grands moulinets de ses bras maigres : « À quoi ça sert, tout ça ? » Elle désignait ses bouquins, ses tarots, ses amulettes et ses grigris. Le doute, quoi. Pour la seule et unique fois de sa vie. Et un jour, en sortant du cinoche ( La Mousson, on était allés voir : l’histoire d’un type qui, au début du film, boit beaucoup de whisky, et à la fin, beaucoup d’eau), voilà Jérémy qui me dit : « Moi, si j’étais un mec, enfin, je veux dire, si j’étais pas son frangin, c’est Thérèse que je choisirais. » Mon regard a dû demander : « Pourquoi ? » parce qu’il a tout de suite ajouté : « Elle est super, cette fille. » Et, plus loin sur le chemin du retour : « Dis voir, Benjamin, tu crois que les mecs sont trop cons pour se rendre compte que Thérèse est super ? »
Bref, pour l’heure, Jérémy a du souci.
C’est en pleine tarte à la rose trémière que le Petit a tranquillement ôté ses lunettes et a dit, tout en les essuyant :
— Moi, je sais.
J’ai demandé :
— Qu’est-ce que tu sais, Petit ?
— Je sais ce qu’il a, Jérémy.
— Toi, ta gueule !
En vain. À part ses propres rêves, rien n’effraye le Petit.
— Il se demande si Thian va nous raconter La Fée Carabine, ce soir.
Tout le monde a levé la tête et toutes les têtes se sont tournées vers Thian.
Ne jamais sous-estimer la fiction. Surtout quand elle est sauvagement pimentée de réel, comme La Fée Carabine du vieux Thian. Une dope dont les pires vacheries de la vie ne peuvent nous guérir. L’idée que la mort de Saint-Hiver puisse le priver de sa tranche de mythe un soir de plus a flanqué Jérémy dans un état de manque proche de la syncope. Le vieux Thian m’a lancé un coup d’œil, doublé du regard de Verdun qui tire toujours dans la même direction que lui, et j’ai fait « oui », imperceptiblement, de la tête.
— Oui, a répondu Thian, mais ce soir, ce sera la dernière partie.
— Oh non ! merde, déjà ?
Le soulagement et l’angoisse ont zigzagué sur la tronche de Jérémy.
— Et c’est très court, a poursuivi Thian impitoyable, ça tiendra à peine la soirée.
— Et après ? Qu’est-ce que tu vas nous raconter après ?
Jérémy n’est pas le seul à être inquiet, la question était dans tous les yeux.
Au fond, je crois que c’est là, dans ce silence-là, assis à la table familiale, que j’ai pris ma décision. J’ai dû me dire que si je ne trouvais pas vite fait une solution, si Thian ne succédait pas à Thian, ce serait l’invasion du pire, ce contre quoi l’éducateur responsable que je suis (mais oui !) a toujours lutté : la paralysie de groupe, l’hypnotisme blafard, la téloche à perpétuité.
Alors, considérant le visage en perdition de Jérémy, les yeux du Petit sur le point de déborder, l’anxiété muette de Thérèse, songeant au réveil de Clara aussi, j’ai soudain pris la seule décision possible.
J’ai dit :
— Après La Fée Carabine, Thian aura sept gros romans à nous lire, six ou sept mille pages minimum.
— Six ou sept mille pages !
Enthousiasme du Petit. Suspicion de Jérémy.
— Aussi chouettes que La Fée ?
— Aucune comparaison. Beaucoup mieux.
Jérémy m’a longuement regardé, un de ces regards qui cherchent à piger comment le prestidigitateur s’y est pris pour transformer le violoncelle en piano à queue.
— Ah ouais ? Et c’est qui, l’auteur de cette merveille ?
J’ai répondu :
— C’est moi.
— C’est moi, Majesté ?
— Ce sera vous, Malaussène, si vous acceptez.
— Si j’accepte quoi ?
Elle a regardé Gauthier. Elle a dit :
— Gauthier…
Le petit Gauthier a ouvert son vieux cartable d’agrégatif, il a disposé ses petits papiers, et, au moment de s’y mettre, il s’est fait sèchement résumer :
— Bref, Malaussène, la situation de J.L.B. est florissante, mais on note tout de même un tassement des ventes à l’étranger.
— Et nous plafonnons à trois ou quatre cent mille en France.
Calignac n’a pas de vieux cartable, lui, pas de calculette, mais une grosse tête avec une mémoire de Gascon qui tient à peine dedans.
— On pourrait laisser aller quelques années, Malaussène, mais ce n’est pas le genre de la maison.
— D’autant que (c’est Gauthier qui essaie de se racheter) la perspective de l’Europe nous ouvre un marché considérable.
Charitable, la Reine opine :
— Il s’agit de frapper un grand coup pour la sortie de son prochain roman. Nous prévoyons un lancement exceptionnel, Malaussène.
Moi, évidemment, j’en reviens à ma question première :
— S’il vous plaît, J.L.B., qui est-ce ? Un collectif de la plume ?
Alors, la reine Zabo a utilisé son arme favorite. Elle a penché son buste maigre en direction de Loussa et elle a dit :
— Loussa, explique-lui.
Loussa est le seul de ses employés qu’elle tutoie. Non pour cause de négritude, mais par amitié très ancienne, enfance commune. Leurs pères respectifs, le très noir et le très blanc, faisaient dans le chiffon. « On a appris à lire dans les mêmes poubelles. »
— Bon. Tiens-toi tranquille, petit con, et écoute-moi bien.
* * *
Et de m’expliquer, Loussa de Casamance, que J.L.B. est une personne qui, pour l’heure, ne tient pas à devenir quelqu’un. « La niaise manie de son nom » ne le possède pas, comme disait l’autre, tu vois ? Loussa lui-même ne sait pas qui c’est. Il n’y a que la reine Zabo, autour de cette table, pour le connaître personnellement. Un écrivain anonyme, en somme, comme un alcoolique repenti. L’idée me plaît assez. Les couloirs des Éditions du Talion sont encombrés de premières personnes du singulier qui n’écrivent que pour devenir des troisièmes personnes publiques. Leur plume se fane et leur encre sèche dans le temps qu’ils perdent à courir les critiques et les maquilleuses. Ils sont gendelettres dès le premier éclair du premier flash et chopent des tics à force de poser de trois quarts pour la postérité. Ceux-là n’écrivent pas pour écrire, mais pour avoir écrit — et qu’on se le dise. Alors, l’écriture anonyme de J.L.B., ma foi, et quel qu’en soit le résultat, ça me paraît honorable. Seulement voilà, le monde d’aujourd’hui est monde d’images, et toutes les études de marché disent clairement que les lecteurs de J.L.B. veulent la tête de J.L.B. Ils la veulent sur les rabats de couverture, ils la veulent sur les affiches de leur ville, dans les pages de leur hebdo et le cadre de leur télé, ils la veulent en eux, épinglée dans leur cœur. Ils veulent la tête de J.L.B., la voix de J.L.B., la signature de J.L.B., ils veulent se payer quinze heures de queue pour une dédicace de J.L.B., et qu’un petit mot tombe dans leur oreille, et qu’un sourire les conforte dans leur amour de lecteurs. Ils sont gens humbles et innombrables, Clara, Louna, Thérèse et quelques millions d’autres, non pas lecteurs précieux et avertis qui aiment à dire : « J’ai lu untel… » mais lecteurs naïvement cubiques qui donneraient leur liquette pour pouvoir dire : « Je l’ai vu. » Et s’ils ne voient pas J.L.B., s’ils ne l’entendent pas causer, si J.L.B. ne leur file pas son opinion télévisée sur la marche du monde et le destin de l’homme, alors, c’est simple, ils l’achèteront de moins en moins, et petit à petit J.L.B., pour n’avoir pas voulu devenir une image, cessera d’être une affaire, notre affaire.
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