À peine la nurse Sophia se fut-elle retirée avec le petit Axel-Jules, qu’en un même élan, Tania et Serguéi s’enroulèrent pour de somptueuses retrouvailles. Il était dix-huit heures douze. Trois minutes encore, et Serguéi serait majoritaire dans la National Balistic Company.
C’est ça, J.L. Babel (J.L.B. pour ses lecteurs), l’écrivain beurré des deux côtés, que les amants trempent dans leur cacao du matin et sur qui Madame Bovary s’endort tous les soirs. Et c’est la plus grosse production des Éditions du Talion ; notre salaire à tous.
— Quatorze millions de lecteurs par titre, Malaussène !
— Qui se foutent de votre opinion…
— Ce qui nous donne cinquante-six millions de lecteurs si on multiplie par le coefficient 4 des livres prêtés, ajoute Calignac dont toutes les lampes se sont soudain allumées.
— Dans vingt-sept pays et quatorze langues, précise Gauthier.
— Sans parler du marché soviétique en train de s’ouvrir, perestroïka oblige…
— Je commence à le traduire en chinois, conclut mon pote Loussa qui ajoute, avec un certain fatalisme : Il n’y a pas que la littérature, dans la vie, petit con, yŏu shangyé , il y a le commerce.
Un certain succès commercial, en effet. Dû en grande partie à une trouvaille de la reine Zabo : l’anonymat de l’auteur. Car personne, en dehors de Sa Majesté, ne sait, autour de cette table, qui est le véritable J.L.B. Le nom des Éditions du Talion ne figure même pas sur les grandes couvertures glacées. Trois initiales italiques et majuscules en haut de chaque livre, J.L.B., et trois petites initiales en bas, j.l.b., ce qui donne à penser, bien sûr, que J.L.B. édite J.L.B., que son génie ne doit rien à personne… un self-made-man pareil à ses héros, roi de lui-même comme des circuits de distribution, qui a construit sa propre tour, et qui, de très haut, nargue le Très-Haut. Mieux qu’un nom, plus qu’un prénom, J.L.B. s’est fait des initiales, trois lettres lisibles dans n’importe quelle langue. Et la patronne de gonfler son triple jabot sur son corps de brindille :
— Mes enfants, le secret est le carburant du mythe. Tous ces messieurs de la finance que décrivent les romans de J.L.B. se posent la même question : qui est-il ? qui donc les connaît si bien pour les décrire si juste ? Cette émulation par la curiosité se répercute jusqu’aux couches du tout petit commerce et n’est pas pour rien dans notre chiffre de vente, croyez-moi !
Lequel chiffre claque, comme un étendard :
— Près de deux cents millions d’exemplaires vendus depuis 1972, Malaussène. Café ?
— Volontiers.
— Gauthier, un café pour Malaussène, vous avez des pièces ?
Petite cascade de pièces dans le ventre de la machine. Vapeur, glouglou, sucre en poudre.
— Malaussène, nous allons frapper un grand coup pour la sortie du prochain J.L.B.
— Un grand coup, Majesté ?
— Nous allons dévoiler son identité !
Ne jamais contredire la patronne en état d’inspiration.
— Excellente idée. Et qui est-ce, J.L.B. ?
Un temps.
— Buvez votre café, Malaussène, le choc va être rude.
La vie vaudrait-elle d’être vécue sans une bonne mise en scène ? Et l’art de la mise en scène, mesdames et messieurs, n’est-ce pas ce qui, parmi quelques milliards de détails, distingue l’homme de la bête ? Je suis censé tomber sur le cul en apprenant l’identité du prolifique J.L.B. ? Soit. Composons-nous donc le visage assoiffé de l’impatience. Ne pas s’ébouillanter la glotte, néanmoins. Siroter le café. Tout doux… Ils attendent sagement, autour de la table. Il m’observent, et moi, je revois ma Clara, la pauvrette, il y a deux ou trois ans, lire en cachette un pavé de J.L.B. alors que je tentais de l’initier à Gogol, Clara sursautant, planquant le livre, moi tout honteux de la surprendre, tout merdeux d’avoir engueulé Laurent et Louna, d’avoir joué l’intelligent, l’esprit fort… Mais lis donc ce que tu voudras, ma Clarinette, lis ce qui te tombe sous l’œil, ne te soucie pas du grand frère, ce n’est pas à lui de faire le tri de tes plaisirs, c’est ta vie qui triera, le tamis bien serré de tes petites envies.
Voilà. Café bu.
— Alors, c’est qui, J.L.B. ?
Ils s’entre-regardent une dernière fois :
— C’est vous, Malaussène.
Quand j’arrive à la maison, Clara dort encore, Yasmina chante toujours, et Julie cuisine. Le détail mérite d’être remarqué : c’est la première fois que je vois Julie derrière les fourneaux. Les journalistes de son acabit cuisinent rarement. Ils sont les héritiers du corned-beef plus que du bœuf miroton. Julie passe sa vie à manger sur le pouce pour ne pas perdre le monde de vue. Si elle n’avait pas été salement blessée l’année dernière (droguée à mort, une jambe trois fois brisée et double pneumonie), elle serait sans doute, à l’heure qu’il est, en train de grignoter un pois chiche dans un maquis subtropical, cherchant à démêler qui entube qui, dans quelles proportions, et où ça va nous mener tout ça… Fort heureusement les malfrats qui l’ont amochée m’ont livré une Julie essentiellement occupée à se refaire une santé en me fignolant le bonheur.
Julie, donc, cuisine. Elle est penchée au-dessus d’une cassolette de cuivre où un jus roux explose en petits cratères sucrés. Elle touille pour que ça n’attache pas. Le seul mouvement de son poignet, via l’épaule ronde, la courbure du bras et la colonne souple, suffit à faire danser ses hanches. Le repos forcé de ces derniers mois l’a aimablement alourdie. Plus que jamais la robe qui l’enrobe est une promesse de plénitudes. Nue, les traces ocrées de ses brûlures en font une femme léopard. Vêtue, elle reste ma Julie d’il y a trois ans, celle que je me suis décernée, sans une seconde de réflexion, tellement le poids de sa crinière (comme dirait J.L.B.), l’automne pailleté de son regard, la gracieuseté de ses doigts voleurs, le feulement de sa voix, ses hanches et ses mamelles me soufflaient que s’il en existait une pour moi, c’était celle-là et pas une autre. Purement physique, quoi. La femme que j’aime est un animal complet, un vertébré fabuleusement supérieur, idéalement mammifère, résolument femelle. Et, comme je suis un verni de l’amour, l’intérieur a confirmé les promesses du dehors : Julie est une belle âme. Le monde entier bat dans son cœur. Pas seulement le monde, mais chacun des morpions qui l’animent. Julie aime Clara, Julie aime Jérémy et le Petit, Julie aime Thérèse, Julie aime Louna, Julie aime Verdun — oui, même Verdun — et Julie aime Julius. Julie m’aime, quoi.
Or voilà qu’en prime Julie sait cuisiner. Détail superfétatoire ? Mon œil : tous les journaux féminins vous le confirmeront, le bonheur est une recette de cuisine.
— Une tarte à la rose trémière, Benjamin.
— À la rose trémière ? s’étonne Jérémy qui est un produit du bitume.
— Une recette de mon père ; notre maison du Vercors était la proie des roses trémières. Jusqu’au jour où le gouverneur mon père a décidé de les bouffer.
Julius le Chien laisse aller une salive de connaisseur, la gourmandise a embué les lunettes du Petit, la maison tout entière est une rose trémière mitonnant dans son propre sucre.
— Mais une tarte, Julie, avec le deuil de Clara ? tu crois que…
(Malaussène et les convenances…) Oui, c’est vrai, je viens d’ébaucher cette question. Julie répond sans se retourner.
— Tu n’as rien remarqué, Benjamin ? Écoute donc le chant de Yasmina.
Dans la chambre des enfants, Yasmina chante encore, la main de Clara, toujours endormie, dans la sienne. Mais il n’y a plus de chagrin dans ce chant. L’ombre d’un sourire détend le visage de Clara.
Читать дальше