(Ça me faisait un bien fou, ces petites conneries…)
— Vous êtes tout de même un homme étrange, Benjamin…
Nous n'étions pas trop pressés de trouver un taxi.
— Vous n'êtes pas mal non plus, Matthias, dans le genre particulier.
Nous en laissions même passer quelques-uns, des taxis. Leur jaune loupiote sur la tête, ils allaient, autour de leur vide. Ils payaient pour tous ceux qui ne s'arrêtent pas quand on veut les remplir.
— Sans rire, Benjamin… on vous envoie une balle dans la tête… on vous vide de tous vos organes… on vous tue deux ou trois fois… et cela ne vous fait apparemment ni chaud ni froid. Vous faites un enfant à Julie… et vous voilà dans tous vos états!.. Un curieux préjugé, tout de même.
— Un préjugé?
— En faveur du néant, parfaitement. D'où peut venir l'idée que le néant est plus confortable que la vie, si ce n'est d'un préjugé?
Ça méritait quelques pas de réflexion, cette réflexion.
— Et vous, Matthias, vous et votre Eternité?
— Oh! mais, je ne préjuge pas de l'Eternité!
Quelques pas encore, et il avait ajouté:
— C'est bien pour ça que je ne suis pas pressé d'y renvoyer les bébés.
*
Julie passait une partie de ses nuits à me raconter ce morceau de son enfance: la période Fraenkhel.
— C'était pendant mes années de collège. Le gouverneur mon père m'avait flanquée pensionnaire à Grenoble. Les Fraenkhel étaient mes correspondants. Ils habitaient le Vercors, la vallée de Loscence.
J'aimais beaucoup ça, découvrir l'enfance de Julie en attendant la surprise de ton enfance à toi. C'est la vie: on rembobine d'un côté, on colle un chargeur neuf de l'autre. Paré pour la suite de la projection.
— Le vieux Job couvrait le monde de pellicule sans bouger de son trou?
— Non, c'est sa résidence secrète, la maison du Vercors! Demeure cachée, intimité, il n'a même pas le téléphone. Juste un fax, dont il est le seul à connaître le numéro. Job a un siège social à Paris, un appartement, en fait. Et puis, il voyageait beaucoup: Rome, Berlin, Vienne (sa femme, Liesl, est d'origine autrichienne), Tokyo, New York… Pourtant, Job, Liesl et Matthias sont présents à Loscence dans tous mes souvenirs, exactement comme s'ils ne sortaient jamais de cette cachette. Je suppose qu'ils s'arrangeaient pour être là quand Barnabé et moi étions en vacances.
— A propos, qu'est-ce que c'est que cette histoire de cinémathèque privée? Tu es vraiment la légataire du vieux Job?
— Oui, c'est même un des souvenirs les plus marrants de cette période.
Elle en riait encore, dans notre nuit. Elle en rigolait doucement, contre mon épaule.
*
Elle avait dans les treize ans. Elle était en quatrième. Un jour — c'étaient les vacances de Pâques — elle se pointe à Loscence, chez les Fraenkhel, avec un sujet de rédaction donné par un prof qui devait se croire bougrement en avance sur son temps:
Imaginez le drame d'un comédien du cinéma muet éliminé par l'avènement du parlant .
— C'est le contraire qui serait dramatique! s'était écrié le vieux Job. Les acteurs d'aujourd'hui seraient tous éliminés par l'avènement du muet! Ils ne sont bons qu'à gesticuler de la bouche, et la musique fait le reste! Leur bavardage… leur musique… leurs bruitages… C'est bien simple, Juliette (toute la famille l'appelait Juliette), plus personne ne joue, au jour d'aujourd'hui, tout le monde parle. Les corps n'expriment rien du tout… il n'y a plus que des lèvres, et les mots ne suivent même pas la cadence! Si tu veux mon avis, le cinéma muet était déjà vide, ma petite Juliette, mais le parlant, ce fut l'emballage autour du vide! Ne ris pas, fais l'expérience, ferme-leur le museau à tous ces phraseurs, fourre-toi du chewing-gum dans les oreilles, tu verras, ils disparaîtront de l'écran! Ils disparaîtront!
Le vieux Job avait brodé une matinée entière sur ce thème. Julie et lui étaient descendus dans l'ancienne grange qui abritait la cinémathèque et ils s'étaient envoyé deux ou trois péplums ritalo-américains en guise de confirmation. Au bout du compte, Julie avait rendu un devoir symétrique au sujet proposé:
CORRENÇON Le 24 mars
Julie
Quatrième 2
Rédaction
Sujet:
Racontez le drame d'un comédien du cinéma parlant éliminé par l'avènement du cinéma muet.
Une très jolie rédaction:
C'était l'histoire d'une grande gueule hollywoodienne, un vrai mythe du parlant, brutalement confronté à l'avènement du muet. Tous ses collègues hurlent à la régression, mais lui, l'acteur-crooner, il affirme que non non non, vive le muet, un art enfin véritable, débarrassé des scories du ciné-tintamarre, et il se déclare prêt à faire don de sa personne au silence. On le prend au mot. On l'embauche. On le super-produit. Des millions de macro-dollars. Et le voilà qui se présente devant l'œil de la caméra comme le premier chrétien sous la prunelle du lion. (C'était d'ailleurs le sujet du film.) On tourne, il prend des poses, on coupe, on développe la pellicule. (Une pelloche fournie par les laboratoires du vieux Job.) Que dalle. Vierge. Pas la plus petite trace de l'acteur-crooner. Tout le reste y est, le décor, les lions, les autres acteurs… mais pas lui. On vérifie la caméra, on touille les émulsions, on file une louche de valium au producteur et on remet ça. Rebelote: pas la plus petite trace du crooneur. Au bout d'une dizaine d'essais, il faut bien se rendre à l'évidence: la star du parlant n'impressionne pas la pellicule du muet . Probablement une affaire de chromosome. On a beau le filmer, il reste aussi invisible qu'un vampire dans un miroir. La suite est épouvantable. Rupture de contrat. Le producteur reprend ses billes, intente un procès qui lessive le crooneur, et part à la pêche aux descendants de Chaplin et de Keaton. Le crooneur achève de se faire rincer par le psy des stars qui l'allonge sur son divan et le soulage de sa monnaie sans pouvoir lui tirer un mot, parce que, non content de l'avoir effacé, le muet l'a rendu muet . Alors c'est le suicide. Réduit à néant, l'ex-mythe se noie dans une cuve de révélateur. Qui, bien entendu, ne révèle rien du tout.
*
Silence…
O les jolis silences de nos nuits éveillées…
Le nombre d'insomnies peinardes que nous nous sommes offertes, ta mère et moi, depuis que nous nous connaissons…
Le sommeil est une séparation…
Finalement, je dis:
— Pas mal.
— N'est-ce pas? Pour une gamine de cet âge…
— Et combien tu as eu?
— Quatre heures de colle. Tout compte fait, le prof n'était pas si en avance que ça sur son temps. Mais c'est le vieux Job qui a été content!
Le vieux Job avait lu le devoir avec des larmes de rire. Puis il s'était mis à chialer pour de bon. Sans transition. Il avait serré Julie contre lui et pleurait à gros bouillons. Elle le savait très émotif, comme tout vrai tueur d'industrie, mais elle avait tout de même été un peu surprise.
— Quelque chose qui cloche, Job?
— Ça va très bien, au contraire, je viens de me trouver une héritière.
*
— Et Barnabé?
Parce qu'il y avait Barnabé, aussi, le fils de Matthias, le petit-fils de Job. Il m'intéressait, Barnabé.
— Vous étiez pensionnaires ensemble?
— Pas dans le même dortoir.
— Quel genre de Barnabé c'était?
Le genre ami d'enfance, compagnon des premiers pas, frère de cœur, cousin de la main gauche, de ceux dont on dit, quand on les retrouve trente ans plus tard sur les albums de famille: «Regarde, c'était Barnabé!» A ceci près que Barnabé ne se laissait jamais photographier.
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