— Comment ça?
— Dès qu'il a pu donner sa dimension symbolique au langage, il a refusé de se laisser prendre . Une hostilité de sauvage à la photographie.
— La raison?
— Haine fascinée pour le vieux Job, rejet radical de son univers de pellicule. Opposition farouche à la figure du grand-père. C'est un cas, Barnabé.
Pendant que Job et Liesl bossaient à leur Film Unique, Barnabé détruisait ses photos de bébé.
— Du point de vue de l'iconographie familiale, Barnabé, c'est un trou dans les pages. Aucune photo de lui.
— Le contraire du cinématographe?
— Sa négation absolue.
Julie et Barnabé avaient un jeu à eux. Quand Julie allait au cinéma, à Grenoble, Barnabé ne pénétrait jamais dans la salle. Il se contentait des photos punaisées dans les halls; à partir de ces déchets il racontait le film qu'on projetait à l'intérieur.
— Quoi?
— Comme je te le dis. Tu montrais à Barnabé dix photos de n'importe quel film, dans n'importe quel ordre, il recomposait l'histoire sous tes yeux, début, développement et chute, à la séquence près. Il allait même jusqu'à deviner le type de musique qui soulignait les temps forts.
Talent singulier qui arrondissait leurs fins de mois. Les copains n'y croyaient pas. Julie pariait, faisait monter les enchères. On collait Barnabé devant les photos, on allait vérifier dans les salles. Barnabé et Julie empochaient la victoire.
— Il avait besoin d'argent pour acheter son matériel de spéléo.
Parce que l'été venu, quand la France entière exposait ses hectares de peau au soleil, Barnabé, lui, plongeait sous terre, dans les grottes du Vercors, acharné à sa dépigmentation, poursuivant un idéal de transparence. La rentrée des classes le retrouvait diaphane comme une salamandre. L'automne voyait au travers.
— Tu le suivais, dans les grottes?
Question importante, ça.
— Oui, et sans lumière, encore! La grande ambition de Barnabé: se mouvoir dans le noir absolu. Annuler toute forme. Bien sûr, je le suivais dans les grottes! C'est toute l'histoire de mes vacances. Quand je n'étais pas devant un écran avec le vieux Job, j'étais dans le noir avec Barnabé.
Barnabé et Julie, à quinze ans, dans le noir abyssal.
— Il a décroché ta cerise?
Ça m'a échappé. Et l'expression n'est même pas de moi. Métaphore délicate de Jérémy le soir où Clara nous a quittés pour le lit de Clarence.
Rire de Julie.
— On peut dire ça comme ça. Mais la vérité historique m'oblige à avouer que c'est plutôt moi qui aurai fait éclore sa tulipe.
Quand on pose les questions, on s'expose aux réponses.
Silence.
— Ne fais pas cette tête, Benjamin. N'oublie pas: noir absolu; il ne m'a jamais vue nue!
C'est bien ce qui me cisaille. Se retrouver dans le noir, ta mère nue dans les bras, et ne pas céder à la tentation de craquer une allumette… si tu veux mon avis, il ne doit pas tourner bien rond, ce Barnabé…
Donc, la tribu a déménagé au Zèbre. Julie et moi avons conservé notre chambre, et maman est restée en bas, toute seule dans l'ex-quincaillerie. On se relayait auprès d'elle, pour essayer de la faire manger. Vaines séances de consolation muette que Jérémy appelait nos «tours de chagrin». Maman nous préférait sa solitude. Maman bénissait ce Zèbre qui la rendait à ses amours défuntes.
— Je t'assure, Benjamin, c'est très bien comme ça. Et puis, regarde, ça amuse tellement les enfants, le théâtre!
Le fait est que Jérémy avait donné à cette migration un lustre époustouflant, façon grande compagnie en partance pour le monde, Molière et son harem, la smala Ben Fracasse… J'ai vu le moment où ils allaient atteler des charrettes boiteuses à des chevaux trop maigres et prendre le large sous des capes élimées et des chapeaux à plume. J'entendais déjà les cahots de l'attelage sur les pavés de l'aube. Clara rigolait en douce, mais elle n'a pas raté cette occasion très officielle de se rapprocher de Clément. C'Est Un Ange sur la hanche et Verdun à ses basques ajoutaient à la vérité du tableau. Thérèse était parfaite dans le rôle de la réprobation résignée, et les regards navrés de Julius le Chien ne lui donnaient pas tort; ça les consternait d'avoir à suivre cette bande d'excommuniés.
Jérémy nous a même fait le coup des adieux déchirants, quand le Zèbre est exactement à 624 mètres de la maison!
Suzanne se marrait franchement.
— Je ne sais pas ce que vaudra la pièce de Jérémy, mais ça, là, le coup de l'exode, je n'aurais raté ça pour rien au monde.
Un qui faisait dans le réalisme, c'était le Petit.
— On est une armée. On part défendre le Zèbre!
Probable qu'il se voyait déjà brûler vif au milieu de la scène pour jeter la terreur mystique dans les troupes de l'huissier La Herse.
Même Matthias y est allé de son commentaire.
— Ne faites pas cette tête, Benjamin… ce sont les vacances, après tout… C'est très à la mode, les stages de théâtre… l'expression corporelle… même dans notre Vercors, on trouve ces sortes de choses… les universités d'été… soyez de votre temps, que diable!
Et puis, Matthias Fraenkhel est parti à son tour.
— Enterrer ma mère.
*
Oui, tu verras, on meurt. On meurt énormément, il me semble te l'avoir déjà dit. Alors, ne viens pas m'expliquer par un noir matin d'adolescence que la mort est une excellente raison de ne pas naître; il fallait prendre tes dispositions!
Donc, Liesl, femme du vieux Job, mère de Matthias et grand-mère de Barnabé, mourut. A l'hôpital Saint-Louis, où Julie l'avait recommandée au professeur Marty.
— Qu'est-ce qu'elle a? avait demandé Marty.
— Quatre-vingt-quatorze ans, une balle dans le col du fémur et un éclat d'obus dans l'omoplate gauche, avait répondu Julie.
— Je n'en attendais pas moins d'une malade recommandée par vous. Son cas intéressera Berthold. D'où viennent ces munitions?
— Sarajevo.
— Qu'est-ce qu'un tromblon de cet âge fichait à Sarajevo? Touriste en panne d'avion?
— Non, docteur, elle se baladait dans les rues, son magnétophone en bandoulière, et le micro à l'air.
Julie m'avait raconté ça, en effet. Dans le couple Fraenkhel, si le vieux Job était l'image, Liesl était le son. Une existence entière passée à glaner les sons du monde. A en croire Julie, Liesl était l'origine même de la radio. Faire entendre ici ce qui se passe là-bas était son unique passion: la princesse Ubiquité en personne.
— Elle a mis la terre entière sur bandes magnétiques.
Nous sommes allés la voir à l'hôpital. Liesl voulait faire la connaissance de Suzanne. Julie a insisté pour que je les accompagne.
— C'est ma marraine, tu comprends? Ma matrice baroudeuse. J'aimerais qu'elle te connaisse.
Dans son lit d'hôpital, la matrice baroudeuse n'était qu'un petit sarcophage de plâtre à tête frisottée en suspension dans un jeu complexe de treuils et de courroies. Seuls bougeaient les lèvres et les yeux. Ses mains gisaient sur les draps blancs, mais la parole était si vive qu'on croyait voir papillonner ses doigts de colibri.
— Alors, c'est vous?
Elle regardait Suzanne.
— C'est moi.
Debout au pied du lit, en pleine lumière, Suzanne souriait à Liesl. Sur la table de chevet, un petit magnétophone tournait au vu de tous. Liesl enregistrait la vie, sans discrimination. Elle éleva la voix:
— Tu entends, Job? Voici Suzanne, l'élue de Juliette. C'est pour elle que nous avons travaillé toute notre sainte existence. C'est elle qui projettera le Film Unique!
Un tantinet sourdingue, le vieux Job était une chose aussi minuscule que sa femme, mais sans un poil sur le globe. La jeunesse, en se retirant, y avait dessiné la carte des cinq continents.
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