— Seulement, comme tu le sais, ça ne s'est pas passé exactement comme ça.
À cause d'un détail, peut-être : il y avait deux salles de bains dans leur suite de la Bahnhofstrasse.
— Comment entamer l'amour après cette séparation ?
Quand il s'était glissé sous leurs draps, Marie-Colbert avait rempli le devoir conjugal comme on exécute un contrat. Sans engagement excessif de sa part. Préservatif. Elle n'avait pas pu lui arracher un mot depuis la séance de signatures avec Altmayer. Ni mot ni caresse. Quant au bain chaud, elle l'avait pris seule. Après. Pour calmer cette brûlure sèche au milieu de son corps. Et quand l'eau avait complètement refroidi autour d'elle, c'est un bloc de glace et de honte qui avait pris le train du retour.
— Non, Benjamin, pas de consolation ! Écoute plutôt la suite. Je suis donc debout devant la caravane, à refuser de me faire plaindre, justement.
Où aller ? Qui trouver ? Louna ? Louna est une solution. Pour peu que Laurent soit en vadrouille, le chagrin de Louna la distraira du sien ; d'inconsolable, Thérèse se fera consolatrice. La vie reprendra son cours, en somme. Mais non, Thérèse n'a envie de consoler personne. Thérèse en veut à la terre entière. À elle-même pour commencer. À son propre ridicule. Cette histoire de bain, par exemple, quelle idiotie ! Des mois à rêver de ce bain alors que tout son corps le lui dit aujourd'hui : les bains ne valent rien à l'amour. En amour, l'eau assèche. C'est une donnée objective. Jeunes gens qui aimez, ne vous lavez pas. Prenez-vous dans la chaleur du désir fondant. Laissez tomber les préliminaires du bain. Ne vous lavez pas après non plus, d'ailleurs. Gardez ça pour vous le plus longtemps possible.
— Là, j'ai ri comme une folle.
Oui, assise dans le métro qui dévale vers Paris, son cabas à ses pieds, deux amoureux un peu inquiets sur la banquette d'en face, elle est prise d'un de ces fous rires qui peuvent d'une seconde à l'autre dégénérer en chapelet de sanglots ou en accès de fureur. La fureur, plutôt. Plutôt la fureur. Elle sait ce qu'elle va faire désormais. Elle sait où elle va. Cap sur Marie-Colbert ! Ne la trouvant pas à son réveil, il a dû se rapatrier lui aussi. Pourquoi ne lui a-t-il pas fait signe ? Pourquoi ne l'a-t-il pas appelée ? Pourquoi n'est-il pas venu ? Ignore-t-il que le départ d'une femme est toujours un message ? Pourquoi n'y a-t-il pas répondu ? Mais à trop se poser de questions on s'expose aux réponses. Parce que je suis nulle, voilà pourquoi ! Parce que je suis la reine des connes ! Parce que j'ai désiré un bain plutôt qu'un homme, voilà pourquoi ! Parce que j'étais muette et froide comme une pierre tombale quand il s'est glissé dans notre lit, voilà pourquoi ! Parce que j'ai trop lu La femme, médecin du foyer et que je suis allée à la bataille de l'amour comme une Zurichoise d'avant-guerre ! Parce qu'il ne savait pas s'y prendre mieux que moi et que je n'ai pas été fichue de l'aider ! Et je l'aimais, pourtant, je l'aimais ! Je l'aimais et je l'aime encore ! Je l'aime et j'y cours ! J'y cours et cette fois je me donne ! J'y cours et cette fois je le prends ! Foin d'orgueil et plus de retenue ! Le barrage a cédé ! Je jaillis vers lui !
Elle n'est plus dans le métro à présent. Elle court bel et bien vers le numéro 60 de la rue Quincampoix. Je le prends, je m'offre, je nous arrache à notre passé, à nos familles, à nos terreurs, je donne la parole à nos corps, je nous mélange une bonne fois, je nous plonge dans une nuit d'amour comme jamais l'amour n'en a connu ! Pas de bain ! Pas d'hésitation ! Pas de bafouillage ! Le vif du sujet ! L'invention ! J'ai tout à inventer ! Tout inventer et faire un bébé Roberval par la même occasion ! Abonnir la lignée une fois pour toutes !
— C'était exactement ça, Benjamin ! J'ai monté son escalier en courant, et veux-tu que je te dise ? C'était comme si je plongeais en amour !
*
Silence dans notre chambre. Julie, Théo, Hervé, silencieux.
Et moi donc.
Et Thérèse hors d'haleine.
Comme si le seul souvenir de cette nuit lui coupait encore le souffle.
Thérèse amoureuse.
Ses yeux luisaient, ses mains broyaient les miennes.
C'était donc ça ?
Thérèse de Roberval avait tout bonnement fait l'amour avec son mari, cette nuit-là…
Un mari qui venait de lui envoyer un tueur…
L'amour réinventé, pendant que la caravane flambait…
Ô Titus… Ô Silistri… oui… ça y est… j'y suis… je vous comprends… d'accord.
Silence, donc.
Immobilité et silence.
L'amour réinventé… Puis, Thérèse radieuse sur le chemin de la quincaillerie, pendant qu'on lui assassine son mari retrouvé.
…
Jusqu'à ce que la voix de Thérèse reprenne, tout en bas de la gamme :
— Tu veux la suite, Benjamin ?
Au point où nous en étions…
— Eh bien, là non plus, ça ne s'est pas passé exactement comme je l'avais prévu.
Non ?
Non.
Il l'attendait en haut des marches.
— Tu sais ce qu'il m'a dit ?
*
Elle gravit, éblouissante, la dernière volée de marches. Passé le virage du palier, elle le voit, là-haut, debout dans son costume, très immobile. Il est pâle, un peu, et il est en chaussettes. Va savoir pourquoi c'est ce qui la frappe d'abord. Pas la pâleur, les chaussettes. Elle ne s'y connaît toujours pas en amour mais l'intuition lui souffle que certaines chaussettes ont raison du désir plus sûrement que les bains les plus froids. Il se tient donc là-haut, droit dans ses chaussettes. Il ne sourit pas. Il n'ouvre pas les bras. Il ne l'accueille pas. Il avise juste le cabas de plastique quadrillé bleu et blanc et demande :
— Vous émigrez ?
Une telle ironie dans sa voix… Tout ce qui fondait en elle se fossilise. Si vite qu'elle croit son cœur saisi des glaces. Un de ces chocs dont on meurt.
— Que venez-vous faire ici ?
C'est une demi-morte qui répond. Qui s'excuse. Qui veut expliquer son départ de Zurich. Cette fuite. Il la coupe.
— Ce n'est pas une fuite, Thérèse, c'est une insulte.
Pas du tout, c'était de la panique. Du désespoir. Elle s'excuse. Elle est revenue. La voilà. Me voilà. Elle est là. Je suis là. Elle oppose un tutoiement ardent au voussoiement glacial. Tout est encore possible.
— C'est beaucoup trop tard.
Il lui tourne le dos, il pénètre dans l'appartement, il rabat la porte qu'elle retient, suppliante. Il hésite, hausse les épaules, la laisse entrer. Près de la porte, elle aperçoit les deux valises à coins de métal que leur a remises Altmayer, le manteau de Marie-Colbert en attente sur le dossier d'un fauteuil, la paire de chaussures qu'il s'apprêtait à mettre quand elle a sonné, et qu'il lace, maintenant, avec application. Tout en lui parlant de madame Bovary. Oui, tout en dissertant sur Emma Bovary. Tout en expliquant à Thérèse qu'elle est une sorte de Bovary. Il ajoute :
— Les rondeurs en moins.
Puis il sourit.
— Vous ne croyez plus aux astres, Thérèse ?
La question la prend de court.
— Ni au tarot ?
Il vient de lacer sa deuxième chaussure.
— Vous devriez vous faire tirer les cartes, pourtant.
Il redresse la tête, les mains sur ses genoux.
— Elles vous annonceraient l'inévitable deuxième femme.
Comment ?
— Ma belle-sœur. La veuve de Charles-Henri.
Il ajoute :
— Je rebondis immédiatement, quand on me quitte.
Elle veut protester. Elle veut lui dire qu'elle ne l'a pas quitté. Il l'en empêche, en prononçant la phrase la plus longue de toute l'entrevue.
— Ce n'est pas si grave, Thérèse, nous étions une erreur, vous et moi. Non seulement les Roberval ne devraient pas se mésallier, mais ils devraient ne se marier qu'en famille.
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