— Toujours aussi brillant, hein ? me dit-il.
— Il est tard, on marche sur le groupe cérébral d’appoint. C’est tout ce que tu avais à me dire ?
— Non, je venais te parler de M. Caramé.
— Le dur ou le mou ?
— Qu’est-ce t’entends par là ?
— Caramé le dur et caramel mou, tu saisis ? C’est une pauvre astuce que je sous-titre bien volontiers pour que tu puisses la comprendre. Cela dit, qui est M. Caramé ?
— Un plombier à la retraite qui crève doucement d’un cancer de la vessie. Ça l’oblige à se lever tous les quarts d’heure ; pas marrant, hein ?
— J’aimerais faire quelque chose pour lui, mais je ne suis pas spécialiste des voies urinaires, lesquelles, comme celles de la Providence, sont infinies.
— Ce pauvre bonhomme habite au premier étage d’un immeuble sis rue Mollasson, dans le sixième.
Là, je commence à entrevoir une lueur car la rue Mollasson est celle où nous avons exécuté notre coup de main mignon, M. Blanc et moi.
— Passionnant ; et alors ?
— Et alors, il y a une paire d’heures environ, son attention a été attirée par le comportement de deux types sortant de la maison d’en face un Blanc, élégant comme une pédale de luxe et un Noir baraqué comme… comme môssieur, ici présent.
— C’est palpitant. Ensuite ?
— Ils ont pris place dans une Maserati blanche pareille à celle qui se trouve dans la cour, en bas.
— Et qu’est-ce que le comportement de ces deux hommes avait de surprenant ?
— Ils paraissaient pressés de filer.
— Pour quelle raison ?
— Parce qu’ils venaient de carboniser une dame.
— Qu’appelles-tu carboniser ?
— Fracture du crâne. On est en train de la trépaner à l’Hôtel-Dieu.
Il vient s’asseoir sur le rebord de mon bureau, d’une fesse insolente.
— Bon, me dit-il, si tu as des explications valables, tu les sors, sinon je fais mon rapport.
— Fais-le, mon grand ! Fais-le vite, sans trop de fautes d’orthographe si possible, paraît que tu écris le français comme une bonne portugaise.
Mon ton tranquille l’agace, et plus encore ce qualificatif de « grand » dont je viens de le fouailler. Ses yeux de rat pesteux errent sur mon burlingue avant de se poser sur le dossier Naut dont le nom est calligraphié en belle ronde vachement moulée sur la couvrante verte. Levenin sourcille, sort des notes de sa poche, les vérifie et sourit.
— La pauvre femme dont on est en train de déballer les méninges est la veuve d’un type qui porte ce nom. T’avoueras, le hasard est grand !
— C’est pas à moi qu’il faut dire ça ! fais-je en souriant.
Je lui tends le dossier.
— Tiens, je n’en ai plus besoin ; tu devrais lire ça. Là-dessus, tu m’excuseras, mais j’ai école.
Le v’Ià qui retrouve la verticale, ce qui ne le mène pas très haut. Il glisse le dossier sous son bras tombant, se grattouille les burnes avec deux doigts de joueur de billes.
— Je vois mal l’intérêt que tu as à te comporter ainsi, déclare Levenin. Honnêtement, je pige pas.
— Tu devrais bouffer de la laitance de poisson, grand. Je suis sûr que tu manques de phosphore.
Rageur, il s’évacue en faisant sonner ses talons trop hauts sur le parquet.
Il a les yeux rougis, Mathias. L’insomnie, certes, mais surtout le chagrin. Il ne se pardonne pas d’avoir avoiné sa rosière. Cette danse de Saint-Guy qu’il lui a fait interpréter sur leur palier, devant le front des troupes des voisins rassemblés, il ne pourra plus jamais l’oublier. Et la pauvrette, tisanée à mort, qui trouve la force et l’héroïsme de lui demander pardon ! Rien que d’évoquer cette frêle voix tuméfiée, sourdant péniblement d’atroces bouffissures, le chavire, mon Rouquinos. Mea culpa ! mea culpa ! à s’en défoncer le poitrail. Il va se faire une brèche dans le thorax, ce grand nigaud devenu fou furieux à force de se frapper le palpitant.
Ses mains tremblent. Il parle avec des hoquets dans le gésier.
— Tu as défriché ce puzzle, Blondinet ?
— Oui, monsieur le commissaire. On a chiffré à l’aide de la méthode Pétahouche qui consiste à…
— Je me tartine la prostate au beurre de cacahuètes de l’en quoi elle consiste, mon trésor.
— Vous avez tort, ça pourrait vous fournir une indication : on part d’un livre donné. On choisit une page. On…
— Oui, je sais, j’ai dû lire ça jadis dans le Reader’s Digest ou dans le Journal de Mickey. C’était quoi, le livre ?
— Vous ne trouveriez pas si je vous demandais de deviner.
— Alors, dis-le.
— Mein Kampf d’Adolf Hitler, et la page clé se trouve dans le chapitre consacré à l’antisémitisme.
Il a raison, l’Incendié, c’est intéressant de savoir ça.
— Je vous ai dactylographié la traduction du texte figurant sur la page arrachée.
— Merci, mon fils, à présent tu peux rentrer chez toi.
— Oh ! non, balbutie-t-il, il est trop tôt. Les fleuristes ne sont pas encore ouverts.
Je me lève pour aller l’embrasser. C’est un grand, Mathias. Un tout grand du métier. Un presque irremplaçable. Le Père la Science !
— Comment as-tu découvert que le livre clé était Mein Kampf ? Je demande.
Il hausse les épaules.
— Ce serait un peu laborieux à expliquer. C’est basé sur la répétition des voyelles et des consonnes. D’après leur fréquence et l’abondance des articles de trois lettres (der, die, das), j’ai déterminé que c’était de l’allemand. Partant de là, je me suis mis à chercher quel auteur avait été choisi. II existe une règle automatique qui fait que lorsqu’on utilise cette méthode, on se réfère presque toujours à un classique célèbre. J’ai pensé à Goethe, puis à Schiller, mais les phrases de ces deux auteurs…
Il jacte, jacte, passionné par son sujet. Un vrai maître de conférence (il me la sort bonne, comme on disait à la communale). Comme ça me casse rapidement les bourses, j’entreprends de lire la feuille. Dès la deuxième ligne, j’ai pigé qu’il s’agit d’une étude relative à un personnage dont l’identité n’est pas précisée ; probablement parce qu’elle va de soi pour les intéressés. On décrit sa maison, son mode de vie, ses occupations professionnelles et ses loisirs. Et alors, c’est ce dernier point qui me crapatouille les régions sexuelles. Je lis et relis et relis avec bonheur le paragraphe suivant :
— Fréquente presque chaque dimanche le golf de Saint-Nom-la-Bretèche où il joue avec son ami Blanche, architecte à Saint-Germain-en-Laye.
Je lève les yeux sur Mathias.
— Et c’est ainsi que l’idée m’est venue de me rabattre sur Mein Kampf, comprenez-vous, commissaire ? est en train de conclure le Rouillé dont je n’ai pas suivi la démonstration.
— Admirable ! complimenté-je, au jugé.
M. Blanc prend la parole :
— Il en a dans la tête, ce con, assure-t-il. On dirait pas à voir sa pauvre gueule de con.
— Rien de plus à signaler а propos de ce papier, fiston ? demandé-je à mon esclave.
— Juste encore une petite chose, commissaire ; l’encre.
— Quoi, l’encre ?
— Ce texte remonte à plusieurs années car il a été tracé avec une encre violette qui ne se fait plus. Elle avait été conçue pour alimenter des stylos de luxe, mais elle était trop fluide et l’on a rapidement renoncé à sa fabrication.
— Chapeau pour la précision, gars !
Cette fois, Jérémie ne se tient plus :
— J’ai jamais vu un con aussi intelligent, assure-t-il, et pourtant, j’en ai vu des cons, mon vieux ! Ya ya, ce que j’en ai vu !
DEUDEUXIÈXIÈME PARPARTITIE
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