SAN-ANTONIO
LE SILENCE DES HOMARDS
Roman Hyperbolique
A Robert Debœuf
dont l’amitié m’est indispensable.
SAN-A
Regarde intensément une femme et tu finiras par voir se refléter ta bite dans ses yeux.
SAN-ANTONIO
J’sus inquiet. D’puis quéque temps, plus je mange, moins j’ai d’appétit !
BÉRURIER
Il s’appelait Bokono Al Esbrouf et il était commis en librairie dans une fameuse maison du Quartier latin. C’était un assez beau gosse, d’origine maghrébine, fier de sa chevelure afro, de l’anneau qu’il portait à l’oreille gauche et du tatouage ornant son bras droit. Ce dernier n’était pas figuratif. En réalité, il s’agissait d’un court texte écrit en arabe moderne, dont la traduction était : « Je les encule tous ». Cette catégorique profession de foi passait inaperçue de ceux qu’elle concernait et amusait beaucoup ceux qu’elle ne visait pas.
Bokono, nonobstant cet avis qui pouvait le faire passer pour sodomite, ne faisait pas sienne la devise que des esprits racistes attribuaient à la plupart des Maghrébins : « La chèvre par plaisir, l’homme par hygiène, la femme par devoir. » Il n’aimait que les filles blondes (de préférence), et, garçon bien tourné, doté d’un regard chargé de toutes les promesses, il se montrait hautement performant dans l’art de convaincre les filles de se mettre à l’horizontale.
Ce soir-là, son travail terminé, après avoir remisé la 2 CV fourgonnette servant aux livraisons, il se lava les mains, fit bouffer sa tignasse électrique et troqua sa blouse grise contre un blouson Lacoste vert qui seyait à son teint bistre.
Il avait rendez-vous, dans un café de Saint-Michel avec une donzelle shampouineuse, conne et inculte, mais dont il aimait la fougue amoureuse qui lui rappelait les fantasias de son Algérie natale. Elle poussait, dans les périodes intenses de leurs étreintes, de tels cris qu’il redoutait chaque fois de voir débarquer la police.
Elle se prénommait Martine, comme beaucoup de shampouineuses, était petite, bien foutue, rieuse, avec des taches de rousseur sur ses pommettes et une sorte de minuscule palmier dressé sur le dessus de sa tête.
Depuis plus de huit jours, ils se retrouvaient, leur journée de boulot achevée, et grimpaient jusqu’à une soupente de la rue de la Huchette, prêtée par un beur ami de Bokono, lequel travaillait au Dupont Latin comme plongeur à l’heure de pointe des nouveaux amants. Le commis pensait, comme le Tigre, que le meilleur moment de l’amour c’est quand on grimpe l’escalier, et il escaladait voluptueusement les marches branlantes du vétuste immeuble, le nez dans le cul de sa conquête, supputant les péripéties de la tringlée qu’il allait lui mettre, une fois parvenus à destination.
Parfois, il risquait la main sous la jupe de Martine, quand il lui arrivait d’en mettre une, alors elle protestait gaiement parce que cette privauté la faisait trébucher.
Le lieu de leur étreinte manquait de confort. On l’avait aménagé dans le grenier en cloisonnant la partie la mieux éclairée de celui-ci. Le « studio » (le terme figurait sur le contrat de location) n’était meublé que d’un lit bas, d’un placard, d’une table et de deux chaises. Le locataire devait aller puiser l’eau à l’étage au-dessous et libérer sa vessie et ses intestins un demi-étage encore plus bas, des chiottes ayant été astucieusement aménagées dans le tournant de l’escalier. Certes, ce nid d’amour ne valait pas le Plaza , mais deux jeunes êtres aux sens exacerbés savent se contenter de moins. Un tapis élimé escaladait l’escalier sur trois étages. Il cessait ensuite et les marches de bois creusées par deux siècles d’usage devenaient bruyantes.
Après le cinquième, il fallait pousser la porte conduisant aux combles et gravir une espèce d’échelle de meunier pour atteindre le pigeonnier du couple. Les amoureux devaient parcourir quelques mètres en tâtonnant, car on n’y voyait goutte, avant d’atteindre la porte du logement. Martine s’effaçait alors pour se laisser guider par Al Esbrouf. Coquetterie féminine. Ces garces savent que le mâle est fier de protéger et ne perdent jamais une occasion de lui accorder cette sotte satisfaction.
Bokono ouvrit la porte. La nuit était déjà posée sur l’immeuble mais la réverbération des lumières du quartier éclairait la pièce par le vélux aménagé dans la toiture.
Comme la shampouineuse prisait la pénombre, elle pria Bokono de ne pas actionner l’électricité. Ils se déshabillèrent fébrilement, face à face, comme si c’eût été la première fois qu’ils se préparaient à l’étreinte. L’impatience les faisait trembler. Ils laissaient choir leurs fringues sur le méchant plancher et ce froissement d’étoffe ajoutait à leur excitation.
Lorsqu’ils furent entièrement nus, Bokono avait la queue raide comme un perchoir de perroquet. Ce que voyant, sa compagne se plaqua contre lui, une jambe relevée, pour faire bon usage de cet état de grâce. Ses contorsions expertes obtinrent le résultat escompté. Elle prit (de guingois, mais totalement) le solide membre de son amant dans sa chatte de shampouineuse. Il la porta jusqu’au lit et ils s’y abattirent sans déjanter, pleins d’une étrange fureur d’amour, hurlant des invectives, des suppliques, des ordres, des onomatopées plus éloquentes que du Lacordaire.
Le sommier harassé fit entendre son triste chant. C’était un vieux sommier de pauvre, certes, mais de bandeurs, qui avait guerroyé sous bien des culs. Il avait ses creux et ses protubérances, ses pentes accélérées et ses moutonnements douloureux aux dos de labeur, mais il continuait d’assurer vaille que vaille son office et ses habitués finissaient par être encouragés par ses grincements, comme des rameurs par les cris du barreur.
Comme Al Esbrouf commençait sa fantasia, sa compagne fit un prompt retour à la réalité pour murmurer :
— T’as entendu ?
— Quoi ? haleta le mâle, indifférent à ce qui n’était pas la baise.
— Du bruit dans le grenier.
— Tu parles, il est plein de rats !
Et, désinvolte, il enclencha le turbo. Bientôt, les plaintes de la fille, celles du sommier et les halètements de Bokono se confondirent pour dégénérer en un vacarme d’amour qui aurait eu sa place dans un film X.
Martine exécutait un admirable « V » avec ses jambes dressées, tandis que son copain semblait vouloir la clouer au lit à coups de reins prodigieux.
Ils n’entendirent pas s’ouvrir la porte de l’humble logement, non plus que les pas feutrés des trois hommes qui s’avancèrent jusqu’au plumard. Les intrus étaient fringués en loubards et portaient chacun une cagoule taillée dans de la feutrine noire, et tous tenaient un couteau à la lame longue et étroite.
— Y s’régale, le melon ! claironna soudain l’un des trois voyous.
Les amants cessèrent de fonctionner et regardèrent les arrivants. Martine se mit à hurler de terreur. L’un des trois types mit un genou sur le lit et appuya la pointe de son couteau sur la gorge de la shampouineuse.
— Ta gueule, pouffiasse, ou je te saigne !
Elle s’efforça au silence, mais ses nerfs l’emportaient et elle émit des gémissements de chiot. Elle claquait des dents comme sous l’effet d’une forte poussée de fièvre.
— Il a déculé ! annonça le plus petit des cagoulards ; mais pas débandé !
— Ben alors faut qu’il la chausse encore ! Allez, le tronc : puisque tu aimes ça, regrimpe cette pute ! Bokono ne réagit pas.
— Enfile-la, je te dis !
Al Esbrouf, mort de peur, balbutia :
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