Frédéric Dard - J’ai peur des mouches

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Moi, vous me connaissez ? Je n'ai jamais eu peur de rien ! J'ai entendu siffler pas mal de balles à mes oreilles… Il m'est même arrivé de ne pas les entendre passer pour la bonne raison que je les avais interceptées au vol… Je me suis bagarré avec des types plus colosses que celui de l'île de Rhodes, j'ai pris des gnons… sans jamais connaître le sentiment de la peur.
On m'a fait le coup de la baignoire, celui de la scie à métaux sur le tibia, les allumettes enflammées sous les ongles, la cigarette écrasée sur la joue, et toujours sans m'arracher un cri ni un mot.
C'est à peine si je perdais le sourire.
Et pourtant… aujourd'hui, « J'ai peur des mouches »… Ces minuscules diptères me terrorisent, car dans la contrée où je suis, elles véhiculent la mort… La plus atroce des morts.

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San-Antonio

J’ai peur des mouches

À André Perraud, fidèle cousin et fidèle lecteur.

Affectueusement.

S.-A.

Il est souhaitable que les personnages de ce récit soient fictifs !

Le contraire serait vraiment trop moche !

S.-A.

Première partie

CHAPITRE PREMIER

Dans lequel il est question que je fasse travailler la SNCF,

et dans lequel aussi il n’en est plus question !

Le fait de louer ses places de train lorsqu’on mijote un grand parcours offre un gros avantage : celui de vous assurer de la place assise ; mais il présente par ailleurs l’inconvénient majeur de vous empêcher de choisir vos compagnons de voyage.

Ainsi, les places 127 et 128 que la compagnie des chemins de fer de l’État nous a réservées, à Félicie, ma brave femme de mère, et à moi-même, sont-elles solidement encadrées par un curé qui en est déjà à la page 95 de son bréviaire, un monsieur soucieux, une dame âgée munie d’un caniche nain et d’une éruption d’eczéma (ce qui est préférable à une éruption volcanique) et enfin d’une maman dont le petit garçon émet déjà la prétention de vouloir jouer au cow-boy dans le compartiment.

Charmante compagnie, vous pouvez le constater, grâce à laquelle le trajet Paris-Nice va me paraître extrêmement bref.

Félicie, qui est la courtoisie faite femme, adresse un salut respectueux au curé, un sourire à la maman, une caresse au chien et se met à farfouiller dans son immense sac à main, histoire d’y dénicher un bonbon pour Buffalo Bill. Le réticule de Félicie, c’est un poème. On y trouve de tout : des brosses à habits, des stylos sans plume, des stylos sans encre, des plumes sans stylos… des morceaux de sucre, des flacons de Soir de Paris (avec un J, comme « J’embaume »), des pilules pour le foie, la vésicule, le pylore, l’intestin grêle et le gros colomb (né à Gênes en… en Italie, et inventeur de l’œuf au garde-à-vous). On y trouve aussi des sandwichs rassis, un livre de messe, un livret de Caisse d’épargne, un carnet de métro et un bouquin flétri narrant la vie édifiante de la bienheureuse Lenturlu, cette religieuse qui découvrit, en une seule nuit, un remède contre les hémorroïdes et la recette du veau marengo.

Tandis que Moman explore son sac, je déploie un hebdomadaire consacré à la reine d’Angleterre. Le baveux nous apprend tout sur elle ; du reste l’article s’intitule : Élisabeth, comme si vous étiez Philip , c’est vous dire !

J’en suis au chapitre consacré à son breakfast et le train est parcouru d’un lent frémissement lorsque les haut-parleurs de la gare se mettent à aboyer :

— Monsieur le commissaire San-Antonio est demandé de toute urgence dans le bureau du chef de gare !

Je sens mon âme qui se fripe comme du papier de soie dans la main d’un épileptique. Félicie est devenue toute pâlotte.

— Il est arrivé quelque chose ! bégaie-t-elle.

Je hausse ces larges épaules qui me valent la sympathie des dames et la considération des messieurs.

— Que veux-tu qu’il soit arrivé ! Le Vieux a besoin de moi, c’est couru.

— Il savait que tu prenais ce train ?

— Il sait tout ! Comme j’ai fait réserver les places par le standardiste de la Grande Taule, il aura pu se renseigner facilement.

— Qu’est-ce que tu fais ?

Je bigle mon cadran. Il m’indique que le train part dans dix minutes.

— Attends, M’man, je vais aux nouvelles et je reviens…

Sous les regards intéressés de l’assistance, je saute du wagon et, coudes au corps, je fonce vers le burlingue du chef de gare. Les haut-parleurs remettent le couvert à mon sujet. Ça me fait tout drôle de les entendre gargouiller mon blaze dans ce tohu-bohu !

J’arrive en deux minutes chez le galonné de la station.

— Commissaire San-Antonio ! annoncé-je.

Il me salue profondément et désigne un combiné téléphonique débranché.

— Votre correspondant est resté en ligne, monsieur le commissaire !

Je chope l’os d’ébonite et je mugis « Allô ! » dans la passoire.

C’est le Vieux. Sa voix glacée a, pour une fois, une inflexion vivante.

— Dieu soit loué ! s’exclame-t-il.

— Mes places aussi, le sont, riposté-je du tac au tac.

Ça le rebranche sur le style banquise.

— Annulez vos vacances, San-Antonio, j’ai besoin de vous !

D’ordinaire, vous me connaissez ? J’ai beau être rouscailleur comme tous les Français, lorsque mon chef me tient ce langage, je mets mon petit doigt sur la couture de mon futal et je dis : « Présent. » Mais dans cette atmosphère de gare, avec ma vieille Félicie installée au milieu de nos bagages, de notre curé, de notre caniche nain, de notre cow-boy et de notre eczéma sexagénaire, je suis nettement porté sur la mutinerie.

— Voyons, chef, j’étais dans le train…

— Je le sais !

Un court silence.

Il ajoute.

— C’est grave, San-Antonio. C’est très grave…

Vaincu, j’expulse un de ces soupirs dont les Chleus se servaient avant la guerre pour gonfler le Graf Zeppelin .

— J’arrive, chef !

Un petit merci à cette truffe de chef de gare qui aurait pu téléphoner à sa poule lorsque le chef a composé son numéro, et, tel l’émule de Zatopek, je fonce jusqu’à la voie 17 où mon rapide piaffe d’impatience… Félicie s’est mise à la portière.

— Alors ?

— Pas de bol, M’man, faut que je reste… File, je te rejoindrai dès que possible… Tiens ton billet, passe-moi ma valise…

Elle a des larmes dans les yeux, la pauvre. Je renifle un bon coup ma rancœur.

— Tout de même, soupire-t-elle en me refilant ma valoche, c’est pas un métier de chrétien, Antoine !

— Non, M’man, c’est même pas un métier du tout… Enfin ne te tourmente pas et prends du bon temps au soleil… Je pense que je serai libre pour Pâques ! Tu m’achèteras un œuf en chocolat… Surtout pas une cloche, j’en ai trop dans mon espace vital…

Elle sourit tristement. Là-dessus, le dur a la bonne idée de déhotter. Un jet de vapeur… Un bruit de ferraille, un mouchoir blanc qui flotte au bout d’une main usée par la vie… puis plus rien qu’un pauvre cornichon de San-Antonio paumé sur un quai de gare…

Je m’ébroue et je fonce me faire rembourser mon bifton. Ensuite je frête un taxi pour me faire conduire chez les Royco !

* * *

Je tombe sur Bérurier au moment où il sort du café d’en face. Il me flanque une tape qui manque me faire cracher un poumon.

— Et alors, ces vacances, c’est pour bientôt, mec ?

Je l’étranglerais avec plaisir.

— Ce sera pour le jour où ta couennerie fera relâche, Gros !

Sans se fâcher, il ôte le morceau de feutre moisi qui lui tient lieu de bitos. Je remarque alors qu’il s’est fait tondre au double zéro. Comme ça, il ressemble à un goret, en moins photogénique.

— Tu t’es fait déboiser la colline, Béru ?

— C’est une blague de notre ami le coiffeur…

— L’amant de ta femme ?

— Oui. J’ai eu le malheur d’aller me faire tailler les douilles le premier avril… Il a voulu me faire une farce, quoi !

— Si les merlans se mettent à faire des poissons d’avril, où allons-nous, soupiré-je !

Tout en devisant, nous franchissons le seuil de la Grande Cabane.

— Note bien, fait le Gros, manière de se rassurer, ça fortifie la plantation…

— De ce côté-là t’es paré, on n’a jamais vu un taureau chauve !

— En tout cas c’est la mode, à ce qu’on dit… Tout le monde se coiffe à la Jules Brumaire…

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