Je note ces renseignements sur mon calepin magique.
Maintenant, faut que je vais prendre une décision sans jambage avec l’occupante de cet étrange appartement.
— On pourrait lui filer de l’eau sur la gueule, mon vieux, suggère Jérémie, ça ne peut pas lui faire de mal ?
— D’accord.
Il pousse une porte donnant sur une kitchenette peu grande mais bien équipée et revient avec un pot d’eau et un torchon.
J’ai beau bassiner les tempes de la femme, comme il est pratiqué dans les bouquins du dix-neuvième cercle dans lesquels les dames riches chopaient des vapeurs pour un ouïe ou gnon, ça ne change rien à la situasse. Elle continue de rester aux abonnés absents. Ce qui me trimbale le mental dans des zones inhospitalières, c’est qu’elle a les yeux ouverts. J’ai beau promener mon doigt devant ses prunelles, elle ne réagit pas. Si son guignol ne continuait de battre la mesure à un rythme à peu près normal, on jurerait qu’elle est morte.
— Hé ! dis, vieux, je l’ai pas refroidie, au moins ? s’inquiète Jérémie. T’es témoin que c’est accidentel, putain d’elle ! Je lui voulais pas de mal. C’était juste pour te donner un coup de main, vieux. Tu le diras, quoi, merde ?
— T’occupe de rien, je te couvre.
J’hésite, puis je décroche le bigophone pour alerter Police-Secours. Appel anonyme. Je donne l’adresse, annonce qu’une femme est grièvement blessée et qu’ils se manient le rond pour la driver à l’hosto. Ciao !
— Allez, viens, monsieur Blanc, on se brise !
Pas besoin de lui envoyer une lettre recommandée avec accusé de réception pour le faire obéir.
Les deux étages à quatre enjambées, parole ! on s’engloutit dans ma bagnole ! A peine parvenu boulevard Saint-Germain, on perçoit la corne de Police-Secours dans les confins.
— T’es un sacré drôle de putain de flic, toi mon vieux, jubile Jérémie. Un sacré putain de flic comme toi, je savais pas que ça existait.
— Ben, tu vois, fils, tout existe.
— Qu’est-ce que tu vas faire maintenant ?
— Te déposer chez toi.
— Et après ?
— Poursuivre mon enquête.
— C’est quoi, poursuivre ton enquête, mon vieux ?
— Prendre des dispositions, contrôler des choses, donner des ordres…
— Tu vas pas te coucher ?
— J’irai dormir une autre nuit.
— Dis donc, vieux, ça te ferait chier si je venais avec toi pour l'enquête ? Ça m’intéresse, mon vieux. Oh ! bonté divine ce que ça m’intéresse !
— Eh, dis, il est tard ; ta femme t’attend.
— Ramadé, jamais elle m’attend. Si je viens, je viens, si je viens pas, je viens pas.
— Faut que tu te reposes. A quelle heure prends-tu ton travail ?
— Je le prends pas demain, c’est mon jour. Alors dis, tu m’emmènes faire l'enquête ?
— O.K.
Je lui dois bien ça.
Pour commencer, nous passons par chez Mathias. Note qu’il n’y a pas le feu. Je pourrais attendre demain matin pour lui confier la page de registre à décrypter ; mais moi, quand j’ai la rate au court-bouillon, faut que ça saute !
Ils sont au plumzingue, naturliche. Et c’est sa mégère qui vient guigner au judas. En m’apercevant, elle maugrée :
— Ah ! non, vous ne venez pas me le débaucher en pleine nuit. Ça, n’y comptez pas !
Mathias qui l’a rejointe demande :
— Qui est-ce ?
— Ton charmant commissaire !
— Eh bien, ouvre, Ninette.
— Non, je n’ouvrirai pas. On laisse les gens dormir. Nous avons de nombreux enfants, monsieur le commissaire. Nous nous sommes épuisés et avons droit au repos.
— Voyons, Ninette !
Ça continue de palabrer. Elle est féroce, cette carne. Malgré leurs dix-sept chiares, j’espère toujours que le Rouillé va la laisser quimper, son ogresse. Ça me ferait mouiller, si un matin il m’annonçait qu'il a largué le pensionnat familial.
— Bon, tranché-je, eh bien je vous laisse, puisque vous ne voulez pas ouvrir. Je suis sûr que vous vous plairez bien en Corrèze.
— Comment ça, en Corrèze ? hargnit le moche tréteau.
— C’est à Tulle que je demanderai et obtiendrai la mutation de Mathias, ma chère dame. Un mec qui n’a rien dans son froc ne saurait rester à Paris. Vous verrez comme il est vivifiant, le plateau de Mille-Vaches. Comme ça, c’en fera une de plus.
La porte est débondée rapidos. La houri glapit dans les sonorités de la cage d’escadrin :
— Qu’est-ce que vous venez de dire ? Une vache de plus ! C’est à moi que vous faites allusion, espèce de goujat ?
— Ninette, je t’en supplie ! bêle l’autre enviandé de Rouquemoute qui se sent sur la route de la destitution.
Mais elle trépigne, sa garcerie vivante. Monte sa sono à t’en faire exploser les baffles.
Mon pote Jérémie chope Mathias par un bouton du pyjama. Il tire un coup sec, le bouton lui reste dans la main. Il se saisit d’un second auquel il fait subir le même sort.
— Mais laissez-moi ! Qu’est-ce qui vous prend ? s’emporte mon collaborateur.
— Je te laisserai quand t’auras fermé la sale gueule de merde de ta putain de gonzesse, mec ! Une épouse qui me traiterait comme ça, je lui casserais la tête, mon vieux. Tu veux que je lui file un atout, à ta vieille, pour te montrer, dis ? Un homme, ça se respecte, mon vieux. Vas-y à coups de pied dans le ventre si nécessaire, mais écrase-moi cette saloperie de punaise !
Le Rouillé est au supplice. Il surabonde, côté adrénaline. Il lui en sort de partout : par le haut, par le bas, comme chantait la mère Piaf. Des vapeurs le bichent, des vertiges terribles. Tout se brouille dans son esprit : moi, son chef valeureux et hautement respecté, sa teignasse de bonne femme, le grand noircicot féroce prêt à briser des os et des ménages pour faire prévaloir la domination absolue du sexe fort.
Pour ajouter à ses confusions, deux ou trois de ses voisins, éveillés par l’altercation palière, surgissent en tenue nocturne ; pas contents du tout d’être dézonés par un boucan pareil ! Ils dégurgitent comme quoi c’est un comble de voir un policier rameuter l’immeuble au milieu de la notte. Et qu’il est glandu, cézigue, avec une gerce aussi ronchon, malgracieuse infiniment, qui jamais ne salue personne et dont la progéniture infernale fait tellement chier les autres locataires que tous ont envie de se natchaver des lieux.
Cette levée de fourches quasi chouane, lui cause une réaction terrible, à Mathias. Que, tu sais pas ? Perdant son self, il virgule une formide mandale à sa bobonne.
— Vouiiii ! crie l’assistance.
Dopé, il en balance une seconde, plus appuyée.
— Olé ! faisons-nous en chœur, devenus ibériques, voire même carrément andalous par la force magnétique du spectacle.
Alors, là, c’est la crise. Le Rouquemoute, il solde ses arriérés. Les autres voisins se pointent à qui mieux mieux : d’en bas, d’en haut, d’ailleurs. Mon précieux collaborateur dérouille carrément sa morue. C’est la grande rouste voyouse. L’avoinée du proxénète doublé.
Comment qu’il la tartine, sa petite médème, mon pote ! La dure mise en pièces. Il lui reste des poignées de cheveux dans la main. Il a les jointures écorchées. Il bave, il fait des « Rran ! », des « Tiens, salope ! », des « Voilà pour ta gueule, pourriture ! », des « Je vais te dépecer, paillasse ! », des « T’as fini de nous emmerder, salope ! », des « J’en peux plus, bourrique ! », des « Laissez-moi la tuer, cette sous-merde ! ».
Personne ne songe à s’opposer au funeste projet. Au contraire, on adhère pleinement. On est des loups pour l’homme, les hommes. Pour la femme aussi, en l’occurrence. On lui crie « d’y aller », à Mathias, « de la finir », de « la crever pour tout de bon ».
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