Et on frappe à la lourde. Ces dames sont sauciflardées chacune sur un lit. Je roule une pelle à Rosita.
— Pardon pour ces petites tracasseries, ma chérie, je suis en service commandé. Mais sois tranquille : je reviendrai te voir aux vacances et j’apporterai un tube de vaseline ou un petit pot de beurre pour la commodité de nos transports.
Elle grogne sous le bâillon.
Béru déploie le brancard au sol, me jette une blouse beaucoup trop étroite, mais que j’enfile tant bien que mal ; décidément, rien n’est à ma pointure dans cette crémerie.
Une nouvelle pêche au bouc de la belle Emily, histoire de l’anesthésier le temps du transport. On la roule dans une couvrante. Hardi, mes gars, tout au culot ; bien frais, bien parisien.
Deux types en blanc, coltinant une dame sur un brancard, dans un hôpital, passent aussi inaperçus qu’une biroute dans une pissotière de Pigalle.
On déambule peinardement. Comme on n’est pas professionnels, nous accordons mal nos pas et c’est au détriment de la gonzesse qui dansotte entre nous.
On se radine par la porte principale. Une religieuse nous hèle, sévère. Genre mère supérieure espanche, les plus inquisitionnistes, espère. Même blanchi, ça reste très brun, because les châsses qui eux ne changent pas, noircissent tout le personnage.
— Qui vous permet de sortir quelqu’un par la porte principale au lieu de prendre celle des ambulanciers ! nous apostrophe-t-elle comme si elle était à Pivot.
— Je vous demande mille pardons, ma révérende mère, humilié-je, nous sommes des infirmiers français qui venons chercher une blessée à rapatrier et nous ignorons les arcanes de cet hôpital.
— Comment se fait-il que personne ne s’occupe de vous ! Je vais prendre des sanctions !
— De grâce n’en faites rien, très révérende et très machinchouette mère, je ne voudrais pas que nous soyons la cause d’une réprimande.
— Qu’est-ce elle a à nous briser les burnes, c’te morue ? fulmine Béru. Dis-y qu’elle va s’faire bénir chez les Grecs et continuons.
— Je vous demande pardon, sainte mère, mais le moteur de notre ambulance tourne et je ne voudrais pas polluer ce site enchanteur.
Suivant l’exhortation du Gros, je reprends ma marche vers la sortie.
— Hep ! montrez vos documents de transfert ! demande la vieille encornettée, plus dragon que chariteuse.
— Ils sont dans la voiture, je vous les rapporte à l’instant, édifiante mère.
On presse le pas, on dévale le perron, on fonce au carrosse dégauchi par Béru. Vloum ! le brancard s’enquille à l’arrière. Je claque les portes. Fonce au volant. Béru me rejoint. On décarre comme au Grand Prix d’Argentine.
Nous sortons du terre-plein. Dans le rétro, je vois surgir la nonne-chef. Enfin, c’est la rue. Je retapisse la tire américaine, avec le gonzier qui continue de fumer en attendant le retour d’Emily, sans se gaffer que la demoiselle lui passe brillamment sous le blair.
Je déclenche la sirène, pas se faire tarter avec la circulance. Ti nini ! Ti nini ! Dropez volailles !
— Où qu’on va ? s’inquiète l’Enflure.
— Je ne sais pas, conviens-je ; si tu as une idée pas trop défraîchie à me proposer, je suis preneur.
Il réfléchit, ne trouve rien et déclare en haussant les épaules :
— Fonce toujours, on verra bien.
Et nous voilà sur la route de Malaga, d’un blanc-blond. Le jour décline déjà, à cause des nuages qui se sont accumoncelés, probable.
Je me dis que l’alerte, c’est du peu au jus. On va découvrir la mère Rosita, ligotée. Elle racontera. On balancera le numéro de l’ambulance chouravée par le Gros sous la remise où on les range. Et dans pas trop longtemps, des motards nous courseront tandis que des gendarmes dresseront des barrages. Nous éloigner ne sert de rien. La fuite est toujours illusoire. La distance, c’est jamais des kilomètres, mais des idées.
Je file un regard à ma tocante. Intéressant de ne pas perdre la notion du temps qui s’écoule. Nous sommes partis depuis cinq minutes. En mettant les choses au pire, on peut espérer conserver un quart d’heure d’avance. C’est ce que tu pensais aussi, Ducon ? Bravo !
Donc, nous disposons au moins de dix minutes de battement.
Je me dis : « Quitte la grand-route, pour commencer, Tartemolle. »
Et je.
Une voie secondaire s’en va vers les collines caillouteuses où la végétation crie « pouce ».
Je l’adopte. Pour commencer il y a des maisons cubiques, en couleur, plutôt mochardes avec un peu de verdure poussiéreuse autour. Mais très vite l’aridité s’empare.
— Et après, mon enfant ? Dites-moi tout ! ricane Béru. Tu croives pas qu’on va se faire crever dans c’coinceteau débile ? Une ambulance, ça se remarque.
— Démoralise pas le chef ! grogné-je.
Il bâille et déclare :
— Des chefs cornac, j’en fais un tous les matins après mon omelette au lard du p’tit déjeuner.
La route étroite décrit des lacets de plus en plus accusés. Au bout d’un moment, je constate qu’en bas, la noye est pratiquement en place alors que nous bénéficions d’un reste de jour strié de mauve.
On s’enquille dans une sorte de défilé qui rappelle le Val-d’Enfer des Baux de Provence.
— Merde ! ubué-je.
— Quoi-ce ? croasse le Sire de Saint-Locdu-le-Vieux.
— La jauge lumineuse de l’essence crie au secours, on va rester en rade. T’aurais pas pu piquer une caisse dont le réservoir était plein !
— Bien sûr, fulmine mon pote, et pis j’eusse dû te demander quelle couleur d’banquette tu préférassais !
Je lève le pied, pour ménager un brin ma monture. Je parviens au sommet d’un promontoire. Sur ma droite, un panneau souligné d’une flèche, déclare en trois langues :
« Vue panoramique sur la mer. »
Bon, d’accord. Toujours obéir aux sollicitations du hasard. J’oblique donc sur le sentier proposé aux touristes. Deux cents mètres plus loin, il se dégage du cirque de rochers blancs pour déboucher sur une esplanade en balcon. Côté mer, on a élevé un garde-fou et deux longues-vues libérables par l’introduction de mornifle sont à la disposition des curieux.
Il y a, en retrait, une petite baraque en planches, fermée, où l’on doit vendre de la bouffe ou des conneries.
Je contourne ladite et vais placarder l’ambulance sous une avancée de roche. Pour l’apercevoir, il faut vraiment débarquer sur le terre-plein en terrasse.
Une fois le moteur coupé, la détente s’opère. Nous demeurons silencieux, la nuque appuyée contre le dossier de nos sièges. Une immense lassitude me fauche les cannes. Que de péripéties ! Mon Dieu, c’est rare chez un auteur vulgaire, accumulateur de bas calembours, horribles jeux de mots, nihiliste, tout bien et la suite (j’ai lu ma notice biographique qu’un connard a publiée dans sa série des grands écrivains pas chers).
— T’as l’air crouni (vanné), note Béru.
L’ombre complice nous enveloppe, tel un voile, ainsi que j’ai lu récemment dans un pouème de Lamartine. A l’arrière, la môme qui a récupéré se démène en émettant des grognements.
— Calçons tes projos ? demande le Gros, avec la volonté bien affirmée de faire, lui aussi, un à-peu-près.
— Faire parler la demoiselle ; la nuit tombe : il est grand temps qu’elle éclaire notre lanterne.
— Tu veux qu’j’vais m’en occuper ?
— Tu peux, consent l’homme las que je suis.
— L’temps d’un pipi d’ange et j’sus su’ la lignée d’départ, gars.
Il descend et s’approche du parapet pour lancequiner dans le vide. Le prétendu pipi d’ange se présente en réalité sous forme d’une cataracte impétueuse, en comparaison de laquelle les chutes du Zambèze (et zambézerai encore !) ne sont que sources murmurantes.
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