— Il faut les repousser vers le terrain. Les coincer vers le fusil-mitrailleur. La mitrailleuse les prendra aussi de revers.
Puis il se mordit les lèvres. Les conseils ne suffisaient pas. Il hésita avant de sauter à terre. C’était de la folie. C’était l’ordre de retraite qu’il aurait dû donner, et ces hommes lui en auraient peut-être été reconnaissants. Maintenant, ils allaient le haïr.
— Le plus curieux, dit le soldat, c’est que personne ne se montre du côté de l’avion.
— Quelques rebelles s’y trouvaient lorsque nous avons attaqué, dit Maung. Il se peut que quelques-uns soient restés là-bas pour garder l’équipage.
Le soldat le regardait gravement.
— Ou alors ce sont des gens qui ont partie liée avec nos ennemis.
Le cadavre de l’officier marquait l’emplacement de la zone dangereuse. Les soldats se trouvaient dix mètres en arrière, et ne parurent pas surpris de voir apparaître le fonctionnaire.
Brusquement le fusil-mitrailleur tira plusieurs rafales et s’interrompit.
D’une seule balle, Ludwig Marsch venait de le tuer. Il avait vu l’homme se raidir, se rejeter en arrière, puis tomber en avant sur son arme. Satisfait, il se colla au sol, la tête dans la poussière d’herbes. Il attendrait de longues minutes avant de revenir vers la croix d’ombre de l’avion.
Clifton avait vu le mouvement du soldat. Il se pencha en avant.
— Un de plus ! dit-il.
Sara détourna les yeux, mais ne put s’empêcher de regarder le cadavre furtivement.
— Trois corps sur le terrain ? Combien dans la jungle ?
Brusquement il ordonna :
— Examinez cet homme à la jumelle. Vous en trouverez une paire dans le placard du navigateur.
Elle obéit.
— Regardez sa nuque. Le casque s’est enfoncé dans la terre et se soulève sur ses cheveux.
— Oui, dit-elle la gorge serrée.
— Que voyez-vous ?
La jeune femme reposa les jumelles sur le rebord du tableau de bord. Clifton la fixait, les yeux durs.
— Je ne m’étais pas trompé, n’est-ce pas ?
— Il a été tué par-derrière.
— J’ai vu mourir des hommes de la même façon. C’est pourquoi j’en étais certain.
La jeune femme passa derrière lui.
— Marsch est entré dans le cercle vicieux, et il ne reculera devant rien, ajouta Clifton. Tamoï, ce soldat, moi, puis vous. Avant qu’il ne revienne ici nous avons une chance. Délivrez-moi.
— Que voulez-vous faire ?
— Partir. Sauver le général, vous par la même occasion, Tsin et moi-même.
— Et Marsch ?
— Tant pis pour lui !
Sara se rapprocha de lui.
— Non, c’est impossible.
Clifton s’énervait.
— Ma promesse pour les quarante mille dollars tient toujours.
Le visage de la jeune femme redevint indifférent. Il s’injuria intérieurement. C’était perdu.
— Merci, dit-elle. Vous m’avez rappelé à un peu de logique. Mieux vaut essayer d’en gagner cent en restant ici.
Ils entendirent du bruit dans la carlingue. Marsch revenait. Il pénétra brusquement dans le poste, les examina d’un air soupçonneux.
— Que se passe-t-il dans la jungle ? Vous êtes aux premières loges ici.
Clifton laissa tomber.
— Ne te fatigue pas. Nous savons parfaitement que tu viens de descendre l’homme au fusil-mitrailleur.
Marsch reprit son souffle. Il préférait qu’il en soit ainsi.
— Bien, te voilà prévenu ! J’irai jusqu’au bout. Il te reste une toute petite chance de t’en tirer. N’en fais pas fi.
Clifton resta silencieux. Mieux valait lui laisser croire qu’il était impressionné. Marsch se griserait de ce succès facile.
— Fang va revenir, dit l’Allemand à la jeune femme.
— Qu’en savez-vous ?
— La route est libre et il pense à sa mission. Les querelles entre soldats et rebelles ne l’intéressent que médiocrement. Il a une mission à remplir. Il n’envisage pas de revenir auprès de ses chefs les mains vides.
Brutalement, il ordonna :
— Sors de ce siège.
Clifton dressa la tête. L’arme de Marsch le menaçait. La dernière fois, Sara avait dévié la trajectoire de la balle. Il chercha son regard, mais elle était tournée vers l’extérieur complètement indifférente.
— Vite !
Il se dressa sur les pieds, fit quelques petits sauts ridicules.
— Direction l’habitacle-radio.
Une fois dans l’espèce de petit placard, il se laissa tomber sur le tabouret. Marsch referma la porte, après avoir démonté le système de fermeture. Les mains libres il aurait pu quand même ouvrir en quelques secondes, mais les courroies de cuir étaient solides. De plus ses mains et ses pieds étaient engourdis. Il avait senti la douleur pour franchir les deux mètres en sautillant.
Marsch s’installa aux commandes.
— Qu’allez vous faire ?
Le moteur droit se mit en marche, suivi presque aussitôt par le gauche. Marsch grimaça de plaisir. C’était parfait. Il les laissa chauffer. Dans la jungle soldats et rebelles devaient s’étonner du bruit.
Dix minutes plus tard il resserra les freins, roula en direction de la bordure est. Il espérait que Fang comprendrait la manœuvre.
Le terrain était de plus en plus irrégulier à mesure que le D.C. 3 avançait. La vieille carcasse tremblait et le vacarme était impressionnant. Sara regardait autour d’elle avec inquiétude, effrayée de voir la cloison du poste osciller comme si elle allait s’abattre.
— Ne craignez rien. Il en a vu d’autres.
— Vous êtes certain que les rebelles sont dans ce coin ?
— Oui.
— Les soldats vont nous tirer dessus.
— Ce n’est pas sûr ! hurla-t-il dans le fracas.
Il coupa le moteur gauche et utilisa le droit à grande puissance pour pivoter.
Dans l’habitacle, Clifton grinçait des dents. Marsch allait casser le train à ce régime-là. Par le petit hublot il pouvait voir les grands arbres se rapprocher. Enfin l’appareil ralentit et s’arrêta bientôt. Puis le dernier moteur s’éteignit.
Clifton en éprouva un intense soulagement. Dans la façon de conduire de son ancien compagnon, il avait senti tant de violence contenue, tant de haine. Marsch l’avait extériorisée en emballant trop tôt les moteurs, en martyrisant le vieux clou. Toutes choses, il le savait, qui faisaient frémir Clifton, lui déchiraient le cœur. Depuis des années ils ne volaient plus que sur le vieux Douglas. Il avait été leur ami. En parlant de lui dans les petits matins glacés, l’un ou l’autre s’inquiétait parfois.
— Le vieux c…, va-t-il vouloir démarrer ?
— L’enfant de salaud se goinfre d’huile. Il faut prévoir un supplément.
Marsch détruisait ces souvenirs-là. Comme tout le reste. Clifton trouvait dure cette brutale interruption. Mais l’Allemand avait voulu le tuer, il le ferait très certainement s’il n’essayait pas de s’en sortir. L’un et l’autre étaient en train de nier leur amitié pour un général de la pire espèce.
Dans le poste, Marsch abandonna les commandes et alluma une cigarette. Ils ne se trouvaient plus qu’à une vingtaine de mètres de la jungle, et la mitrailleuse était maintenant loin d’eux. Il sonda l’épaisseur verdâtre, espérant voir apparaître les vêtements kaki du lieutenant Fang. Le Chinois portait un short et une chemise de cette teinte, mais sans aucun insigne évidemment.
Sara éprouvait un sombre pressentiment. La présence proche de cette nature luxuriante y était pour quelque chose.
— Personne ne viendra.
— Si.
Marsch se colla au pare-brise. Fang avait certainement compris la manœuvre. Il allait venir. À moins qu’il n’ait été tué. À cette pensée, il se mit à transpirer et essuya son visage d’un geste nerveux. La serviette ? Volée ? Disparue ? Il s’enfonça dans l’ombre du poste.
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