G.-J. ARNAUD
Le Fric noir
Déjà à Foggia elle avait tourné en rond à la sortie de l’autoroute, se heurtant sans arrêt à des barrages de carabiniers ou de parachutistes qui battaient la semelle devant des chevaux de frise ou des herses mobiles. Ils allumaient de petits feux sur le bas-côté neigeux de la chaussée et pendant que deux ou trois parlementaient avec les automobilistes, d’autres, accroupis, se réchauffaient les mains ou faisaient même griller de la nourriture, quelque chose enfilé sur des brochettes improvisées.
La Mamma avait cru bien faire en prenant l’autoroute du soleil qui desservait Bari et Tarente, mais d’autres avaient eu la même idée qu’elle et elle avait aperçu des dizaines de caravanes en route vers les lieux du tremblement de terre, le triangle maudit, la zone détruite entre Naples, Benevento et Potenza. Il y avait aussi des camions, des fourgonnettes, de simples voitures remplies à craquer de couvertures surtout, de vêtements chauds, de nourriture et de médicaments. Des immatriculations de partout, même de Suède et de Pologne. Elle ne savait pas comment ils avaient fait ceux-là avec leur Polski. Pas des touristes pourtant, un couple avec à l’arrière un tas de couvertures couleur kaki.
Elle avait tourné en rond, parfois coincée dans une file. En deux heures on lui avait appris comment manier cette caravane pataude accrochée à sa Fiat 125, comment reculer, faire demi-tour, se garer, mais ce n’était pas encore très au point et pour éviter les barrages elle n’en finissait pas de tourner son volant au point d’en avoir les bras douloureux.
Et toujours ce froid, ce verglas, la neige ou la pluie, un voile épais de fin du monde qui s’étirait sur la péninsule avec juste une zone bleutée dans le ciel vers l’Adriatique. Là-bas quelque part en face il y avait Skoplje… C’était quand ? Elle ne savait plus exactement.
Elle traversait un faubourg de Foggia tâchant de retrouver l’autoroute. Elle avait un petit tuyau plus ou moins douteux pour essayer, plus au sud, de passer sans attirer l’attention des flics de l’armée ou de la Mafia napolitaine, la Camorra qui avait répandu ses hordes pourries sur toute la zone dévastée et encore plus loin, surtout plus loin. Elle avait déjà raflé des dizaines de milliers de couvertures, de vêtements, des tonnes de vivres, confisqués des caravanes, des tentes pour les revendre au prix fort aux sans-logis. Des milliards de lires en jeu.
Mais il n’y avait pas que ce danger-là. Il était possible que la Camorra s’intéresse à elle, Cesca Pepini, pour d’autres motifs plus secrets.
Foggia était une ville moderne, parce que détruite elle aussi par un tremblement de terre dont le plus important remontait à 1 730 et quelques… La Mamma connaissait bien cette région mais devenait le jouet de ses souvenirs vieux de trente ans et plus, et elle ne cessait de se fourvoyer.
Elle finit par s’arrêter sur une aire de stationnement, examina sa carte, le bout de papier-calque qui, appliqué sur elle avec trois points de repère donnait le tracé d’une route, une vieille route qui s’enfonçait en direction de la Campania. On lui avait dit aussi qu’en venant du sud ce serait plus facile à condition d’avoir le billet de dix mille lires facile. Elle avait emporté de l’argent mais aussi une carabine de chasse qu’elle gardait ostensiblement sur le siège inoccupé. Et personne durant les contrôles ne lui avait demandé d’explications. On disait que certains volontaires apportant des couvertures et des vivres avaient été rançonnés dès la frontière française mais elle n’avait rien subi de tel pour l’instant. Jusqu’ici son passeport américain avait suffi et elle avait expliqué qu’elle avait de la famille dans un petit village isolé, Dioni, pas très loin de l’ancienne Via Appia.
« — Vous n’y arriverez jamais avec cette caravane, lui disait-on, vous ne trouverez que des routes défoncées, des chemins boueux, parfois coupés de failles profondes. Quant aux ponts, ils ne sont plus très sûrs quand ils ne sont pas écroulés. »
Elle gardait un visage fermé, impénétrable et on la laissait repartir. Mais désormais c’était différent. Le commissaire politique responsable de la zone sinistrée avait donné des ordres stricts. Des ordres qui allaient aussi dans le sens des escrocs de tout genre, les Chacals comme on les appelait par ici, les hommes de la Camorra. On accueillait les donateurs bénévoles, on les remerciait avec beaucoup de chaleur, on leur offrait même un coup à boire, de quoi manger mais on confisquait tout ce qu’ils apportaient.
« — Nous nous chargeons de la distribution. Certains secteurs sont trop avantagés, engorgés et d’autres complètement dépourvus. Laissez-nous faire. Nous savons ce qui convient le mieux à nos compatriotes. »
D’abord il fallait pour l’image de marque du gouvernement et surtout de la Démocratie Chrétienne, que les secours viennent des Italiens, des représentants du pouvoir central et non de ces étrangers qui ne cessaient de critiquer et de trouver que rien n’allait bien. Mais il fallait surtout que tous ceux qui soutenaient la D.C. soient récompensés, prélèvent leur prébende et c’était là une occasion unique et peu onéreuse de leur remplir les poches avec ce qu’apportaient les pays étrangers.
Enfin elle retrouva l’autoroute et roula lentement sur la droite. Il lui fallait attendre une sortie de service, un portail en grillage épais fermé avec un cadenas. La petite route de service s’enfonçait dans des pins et, plus loin, commençait cette mystérieuse route qui se dirigeait vers la Campania. Du moins elle espérait que les tuyaux étaient bons. C’était le sénateur Holden qui les avait obtenus pour elle du service de logistique de l’armée américaine. Pas moins. Toute l’équipe était à Rome, Holden, Kovask, Edwige et Peter, pour cette affaire de fric. Le fric de la terreur rouge et de la terreur noire.
Il se répétait trop souvent que celui de la noire venait des USA, des multinationales, pour continuer à laisser faire. Et d’un seul coup, juste avant le tremblement de terre, tout se desserrait un peu. Il y avait des fuites, des renseignements discrets… On pouvait espérer remonter la filière. Rien que pour la terreur rouge les sommes étaient fantastiques mais on devinait qu’elles provenaient d’URSS via les démocraties populaires mais ce n’était pas le problème direct du sénateur. Et puis les découvertes avançaient vite dans ce domaine et la Mamma s’interrogeait. Dès qu’il s’agissait de terrorisme de gauche tout allait très vite dans n’importe quel pays, européen ou américain. On découvrait des caches, des réseaux, des Carlos, des chefs d’orchestre, mais dès qu’il fallait faire la même chose pour le terrorisme de droite et d’extrême droite, c’était le grand silence, le mur, le manque de renseignements, les magouilles invraisemblables, les protections de toute nature.
Tout en conduisant d’une main elle prit un cigarillo, Dos Centavos guatémaltèques dont on lui avait apporté — Peter — de gros paquets couleur de sac d’emballage. Ils étaient forts, âcres mais savoureux.
D’autres voitures doublaient, des attelages de caravanes aussi. Les gens allaient essayer par Bari ou encore par Tarente ou au besoin encore plus au sud. Il n’y avait pas que des Italiens exilés pour venir au secours des leurs, mais des gens de toute l’Europe et même des Algériens de France dans de vieilles Peugeot. Dans son rétro extérieur gauche — il avait fallu en installer deux qu’un dispositif costaud semblait tendre à bout de bras pour dépasser le champ mort de la caravane — elle voyait toujours la même voiture, une Volvo déjà ancienne avec sa calandre barrée en diagonale, de couleur vert-de-gris.
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