Georges-Jean Arnaud - Les fossoyeurs de liberté

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Le Chili dans les jours qui suivent le coup de force des militaires alors que la Junte au pouvoir impose sa loi.
Le Commander Serge Kovask accompagne une commission sénatoriale d'enquête américaine comme enquêteur. Il connaît bien le Chili, y est déjà venu. Mais il découvre un Santiago complètement transformé, inquiétant.
Les Américains qu'il y rencontre ont tous plus ou moins trempé dans le renversement du gouvernement légal d'Allende. Certains ont même versé d'importantes sommes aux syndicats patronaux pour affaiblir l'économie locale.
D'où vient cet argent qui suit de mystérieuses filières avant de s'entasser dans les coffres de certaines personnalités ?

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G.-J. ARNAUD

Les fossoyeurs de liberté

CHAPITRE PREMIER

L’heure du couvre-feu approchait, mais l’épicerie fine Lascos était encore ouverte, et plusieurs élégantes chiliennes se pressaient près du comptoir ancien en bois ciré. Lascos était un petit bonhomme rond et brun de peau, le crâne chauve, à l’exception d’un curieux toupet sur le haut de la nuque.

Cesca Pepini pénétra silencieusement dans le magasin, regarda autour d’elle avec intérêt. La boutique regorgeait de marchandises rares et chères. Il y avait du foie gras français, dont les boîtes s’amoncelaient presque jusqu’au plafond, des conserves fines, des bouteilles millésimées. Plus loin, les rayons croulaient sous les boîtes de confiserie de tous les pays du monde, depuis les calissons d’Aix, jusqu’aux loukoums turcs, en passant par les spécialités venues de Hong Kong.

Le petit épicier s’affairait pour servir ses dernières clientes, paraissait jouir aux froissements du papier de soie, au crissement des rubans de couleur portant sa raison sociale.

— Dire que durant de longs mois vous nous refusiez ces bonnes choses, lui reprocha une cliente en manteau de fourrure.

Manteau qui répandait une légère odeur d’antimite. La grosse femme au triple menton qui le portait, avait dû le cacher jusqu’au coup d’état du 11 septembre.

— Comment faire, señora, comment faire ? Tout cela était considéré comme du luxe et était frappé de taxes exorbitantes… Et puis en vendre, comme en acheter, n’était pas très bien vu. Je n’osais pas ouvrir ma boutique, car il y avait parfois des gens des poblaciones, qui entraient pour me narguer.

— Quelle période horrible ! dit une jolie femme brune, qui portait un ensemble très élégant. Et qu’est devenue Pilar, votre serveuse ?

Lascos leva les bras au ciel :

— Elle était communiste. Je crois qu’elle est incarcérée au Stade Chile.

— Pilar, communiste ? Qui s’en serait douté ? s’exclama la jolie brune. Décidément, on ne pouvait se fier à personne durant cette époque.

— Oui, communiste… Je tremblais quand elle était ici. Elle m’avait menacé de se plaindre à son syndicat, parce qu’elle ne touchait pas, disait-elle, le salaire légal.

— Quel culot !

— Oui, au revoir, señora, à la prochaine fois.

La brune élégante sortit en tenant ses petits paquets par la ficelle, passa à côté de la Mamma en l’ignorant complètement. La grosse italienne, vêtue sans recherche ne pouvait attirer son regard. Dehors, dans la voiture rangée le long du trottoir, l’attendait son chauffeur. Il se précipita pour ouvrir la portière de la Mercedes 600, lorsque sa maîtresse parut.

— Je vois, dit Lascos, qu’elle a récupéré Luis.

La grosse femme au manteau de fourrure ricana :

— Juste au moment où il allait être arrêté. Il a été heureux de retourner travailler chez les Kelman. Mais, évidemment, il doit se contenter de ce qu’ils veulent bien lui donner. Mais, il n’en demande pas plus. Il a sauvé sa peau.

Après avoir ficelé ses paquets avec un plaisir évident, il raccompagna cette cliente jusqu’à la porte, s’empressa auprès de la dernière, qui d’une voix sèche, passa sa commande. Le long du trottoir, il ne restait qu’une Cadillac, et la Mamma supposa qu’elle appartenait à cette femme. Vêtue avec une sobriété raffinée, elle gardait un air dédaigneux, et Lascos n’osait entreprendre la conversation. Il la suivit jusqu’à la porte avec plusieurs courbettes.

— La générale Clemente. Son mari occupe un poste important dans le gouvernement actuel.

— Vous voulez parler de la Junte, murmura doucement la Mamma.

Cette réflexion fit sursauter l’épicier, qui découvrit alors son étrange cliente. Tout de suite, il détesta ce visage lourd, ces yeux noirs au regard insoutenable.

— Que désirez-vous, señora ? Il va falloir que je ferme. L’heure du couvre-feu approche, et…

— Comment se fait-il que d’un coup, on trouve tout ce qu’il faut dans les magasins de Santiago ? Et principalement chez vous, señor Lascos ?

Il fronça ses sourcils épais, regarda en direction de la rue. Malheureusement elle était vide, et il n’apercevait aucune patrouille de carabiniers ou de soldats.

— C’est normal, murmura-t-il… Maintenant que tous ces marxistes sont partis, le commerce est libre, tout redevient normal.

— Bien sûr, fit la Mamma entre ses dents. Que faisiez-vous de tout cela sous le gouvernement Allende ? Où le cachiez-vous ?

— Mais, señora, se rebiffa-t-il.

Soudain, elle lui prit le poignet, et l’entraîna vers l’arrière-boutique. Il eut envie de crier, mais une main épaisse lui cloua la bouche. Du pied, l’étrange vieille dame referma la porte, le propulsa contre des étagères centrales.

— Je vous ai posé une question, Lascos, et j’attends votre réponse.

— Mais, pourquoi moi ?… Tous les commerçants en ont fait de même… Et d’ailleurs, c’était la seule chose à faire. Sinon, on nous aurait pillés et dévalisés.

— Vous savez bien que non. C’est une légende inventée pour créer un sentiment d’insécurité, et préparer le putsch. Où étaient vos marchandises ?

— J’ai une petite maison à la campagne. Entre la capitale et Valparaiso. J’ai tout transporté là-bas.

— De votre propre initiative ?

— Mais bien sûr…

Il détournait les yeux, lorsqu’elle le fixait ainsi.

— Et cette initiative personnelle, vous avez voulu la faire partager à vos collègues épiciers. Vous étiez bien secrétaire de l’Union régionale des commerces de l’alimentation ?

— Mais j’ai démissionné, lorsque Allende a été élu.

— Oui. En façade. Mais, vous avez continué à diriger l’association.

— Ce n’est pas un crime. Je n’étais pas obligé d’avoir des idées marxistes tout de même ?

— Non. Pas du tout. Ce n’est pas ce que je vous reproche.

Il reprenait du poil de la bête :

— Et d’ailleurs, qui êtes-vous ? Que me voulez-vous ? Votre attitude pourrait paraître suspecte aux nouvelles autorités. Vous feriez mieux de me laisser tranquille, et de partir avant qu’il ne vous arrive des ennuis. J’ai des relations, et…

— Soplon, par-dessus le marché ?

Ce mot signifiait mouchard, et Lascos pâlit terriblement.

— Vous n’avez pas le droit de m’insulter.

— Si. Vous avez dénoncé plusieurs épiciers qui n’avaient pas suivi vos consignes de boycottage du régime. Ils ont tous été arrêtés et déportés dans les îles. Il y autre chose, Lascos. Vous n’avez jamais caché votre marchandise dans votre maison de campagne. Vous l’avez vendue au marché noir, aux riches bourgeois de cette ville. Et puis, on vous a aidé à reconstituer rapidement votre stock, après le 11 septembre. Vous avez en effet des relations. De hautes relations. Qui dépassent même le cadre de votre pays.

Lascos essuya la sueur qui coulait de son front.

— Je ne comprends pas, murmura-t-il… Vous vous trompez… Tout à l’heure, je me suis vanté, et…

D’un seul coup, il fonça sur la vieille femme, espérant la surprendre, mais la Mamma se déplaça avec une légèreté inattendue, et balaya ses courtes jambes de son pied. Il s’étala de tout son long, tandis qu’un lot de conserves d’asperges dégringolait. Les boîtes roulèrent dans tous les sens.

Lorsqu’il se releva en frottant ses reins, il ouvrit de grands yeux effrayés. La vieille dame avait sorti un petit automatique de son sac et l’en menaçait.

— Tenez-vous tranquille. Vous n’êtes pas de taille contre moi, malgré nos âges différents. Vous avez passé votre vie derrière votre comptoir, et vous avez trop de graisse. Je me demande comment vous avez pu vivre dangereusement durant l’expérience Allende. Car, vous avez vécu dangereusement. En restant secrétaire clandestin de votre syndicat de commerçants. Ne protestez pas. Il fallait qu’on vous paye cher pour cela, n’est-ce-pas ?

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