Georges-Jean Arnaud - Afin que tu vives

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Édith Leblanc passait une existence tranquille dans sa villa cossue de Toulouse, entre sa belle-mère et sa peinture, jusqu'au jour où un couple de jeunes voyous recherchés par la police réussit à s'installer chez elle et fit de sa vie un véritable enfer.

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G.-J. ARNAUD

Afin que tu vives

Prologue

Le dernier des quatre charbonniers sortit de la cabine no 15 à neuf heures huit minutes. Il avait passé une demi-heure sous la douche mais la peau de son visage restait grise.

Le père Chaudière l’accompagna jusqu’à la porte. Il avait fermé celle-ci, ainsi que le prévoyait le règlement, à huit heures trente. Dans l’établissement de bains il ne restait plus que lui et le charbonnier.

L’homme lui tendit son paquet de cigarettes et il en préleva une avec un demi-sourire. En même temps il déverrouillait la porte, et celle-ci en s’ouvrant découvrait le mur spongieux du brouillard.

— Parlez d’un temps ! grommela le charbonnier. Encore un dimanche de foutu ! Demain je reste dans les plumes jusqu’à midi. Bonsoir !

La silhouette de l’homme fut absorbée par le brouillard. Le père Chaudière tira sur sa cigarette en regardant la masse jaunâtre qui engorgeait la rue. Au mois de novembre, à Toulouse, le brouillard était aussi fréquent qu’à Lyon.

Il allait refermer la porte quand une ombre sortit de la purée de pois. Une voix jeune s’éleva avant que le père Chaudière eût vu à qui il avait affaire.

— J’arrive trop tard ? Pourtant j’ai couru tout le long du chemin.

La jeune fille apparut dans le cube de lumière pauvre. Ses longs cheveux noirs luisaient d’humidité et son visage était inquiet. Elle était jolie et le père Chaudière se dit qu’il l’avait vue quelquefois dans l’établissement.

— C’est fermé, dit-il. Faudra revenir demain à six heures.

— Oh !… Je ne pourrai pas. Vous ne pouvez pas faire une exception, père Chaudière ?

Tout le quartier l’appelait ainsi depuis plus de trente ans et le vieux ne s’en offusquait pas. La fille déboutonna son imperméable et secoua ses cheveux. Ce que regardait le père Chaudière, c’étaient les deux seins aigus qui poussaient vers lui le tissu noir d’un pull-over.

— Entre, dit-il, d’une voix bourrue.

La fille se faufila entre lui et la porte, le frôlant, lui laissant le temps de respirer son odeur de chair mouillée. Il repoussa la porte.

— Louez-moi une serviette et un savon.

Elle l’accompagna au bureau. De la poche de son imperméable elle sortit des pièces de cent francs.

— Deux cent cinquante.

La fille posa trois pièces sur le guichet.

— Gardez tout. Vous êtes bien chic de m’avoir laissée entrer.

Le vieux regrettait déjà. Tout ce qu’il y gagnait, c’était cinquante balles, alors que, l’espace d’une seconde, il avait rêvé d’autre chose.

— Viens.

Il l’accompagna à la cabine no 30, du côté marqué « Femmes ». La fille ouvrit la porte et ôta son imperméable. Le père Chaudière regardait la croupe et les hanches rondes qu’une jupe étroite moulait. La fille se tourna avec un sourire et referma doucement la porte.

Le vieux se dirigea vers le côté des hommes et commença le nettoyage des cabines. Même en ne consacrant que cinq minutes à chacune, il en avait pour quatre heures. Mais le lendemain, il ne venait qu’à huit heures. C’était la femme de cabine qui faisait l’ouverture à six heures.

En sortant de la 24, il crut entendre un bruit de pieds nus et alla jusqu’au bout de l’allée. C’était une illusion. Pourtant il continua vers le côté des femmes et vit la fille qui venait vers lui. Elle avait enfilé son imperméable mais était nue dessous.

— Je ne sais pas ce que j’ai fait de mon savon. Vendez-m’en un autre.

Dans le mouvement quelle fit pour prendre l’argent dans sa poche, l’imperméable s’ouvrit sur sa nudité. Le père Chaudière se sentit devenir plus vieux, plus massif. Il rendit la monnaie avec difficulté, comme si le moindre geste devenait pénible.

La fille courut sur le carrelage en direction de la cabine. Au coin de l’allée elle se retourna, grimaça un sourire complice avant de disparaître. Le vieux, poussé par une force irrésistible, sortit du bureau vitré et marcha dans la même direction, l’œil sur les petites traces humides laissées par les pieds nus de la gamine.

La porte du 30 était entrouverte et l’eau ruisselait. La jeune fille chantonnait sous la douche. Les cabines étaient du modèle ordinaire. Partagées par une avancée de mur de quatre-vingts centimètres pour protéger les vêtements accrochés dans la première partie.

Hasard ou calcul, le battant entrouvert laissait dix centimètres entre cette avancée de mur et la porte elle-même. La chair de la fille emplissait cet espace. Elle avait dix-huit ans environ mais un corps de femme. Sans arrêt, elle tournait sous l’eau ouverte à fond et chantonnait. Puis, soudain, elle s’immobilisa.

Son visage paraissait coupé par la moitié à cause de la porte. Un œil noir, délicat comme une pierre précieuse dans un écrin satiné, celui des paupières effilées, découvrait le vieillard à l’affût.

Un rire contracté eut du mal à jaillir de la gorge invisible, mais il fit tressauter le sein droit, haut et rond à peine moucheté d’une aréole rose.

Chaudière fit un pas en avant, poussa la porte et découvrit entièrement le corps de la fille.

— Dites donc ! fit-elle d’une voix basse.

Le vieux avançait toujours, énorme et paraissant devoir dilater l’entrée de la cabine.

— Ça vous prend souvent ? murmura-t-elle en reculant vers le fond de la cabine.

L’eau tombait entre eux comme une pluie. La fille attrapa la serviette sur le tabouret et la plaça devant son corps.

— Sortez !

De petits calculs rapides s’opéraient dans la tête du vieux. Il était seul avec elle, la porte était fermée, personne ne viendrait. La fille pourrait dire ce qu’elle voudrait. Maintenant et plus tard. Le vieux savait qu’il avait une bonne réputation, qu’il était bien vu de tout le monde. Autant en profiter, une fois, une seule.

Sans la quitter des yeux, il coupa l’eau et le silence subit affola la gamine.

— Si vous ne sortez pas, je crie !

— Tais-toi ! On est tout seuls.

Une expression rusée atténua le feu du regard noir. Le vieux ne la remarqua pas. Il happait dans ses gros doigts les bras ronds de la fille. Elle continua de crisper ses mains sur sa serviette mais Chaudière l’attirait vers lui.

— Lâchez-moi !

— Tais-toi ! murmura-t-il.

— Lâchez-moi ou j’appelle !

Les épaules massives se haussèrent de dérision. Alors la fille dit à haute voix :

— Philippe !

Le prénom projeté avec force fit écho quatre ou cinq fois dans l’établissement. Cette fois le vieux s’inquiéta et relâcha sa prise. La fille essaya de se libérer.

— Qui appelles-tu ? Quelqu’un t’attend dehors ?

En même temps il eut un pressentiment et jura. Il pivota sur lui-même, abandonnant la gosse, et se précipita vers la porte.

Le garçon arrivait au pas de course, silencieux sur ses semelles de caoutchouc. L’objet qu’il portait sous le bras gauche fascina le père Chaudière pendant quelques secondes. La grosse boîte en fer contenait toute la recette de la journée. Plus de deux cent mille francs.

Philippe était grand et mince, vêtu d’un blouson imperméable, les cheveux noirs et longs, semblables à ceux de la fille. Ils paraissaient frère et sœur mais le vieux savait qu’il n’en était rien.

— Donne ça ! gronda-t-il en fonçant en avant.

Mais la fille arrivait derrière lui et projeta le tabouret dans ses jambes. Le père Chaudière sentit ses jambes fléchir sous lui. Il glissa mais réussit à garder son équilibre.

Seulement le garçon avait une bouteille à la main. Celle d’eau de Javel à moitié pleine. Le vieux commença à avoir peur. L’autre la tenait par le goulot. Dès que la fille avait crié, alors qu’il entassait l’argent du tiroir dans la boîte déjà pleine, il s’était emparé de la bouteille. Maintenant, il lui fallait assommer le vieux pour pouvoir filer.

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