Ce soir-là ils continuèrent de discuter du père Chaudière. C’était leur grande préoccupation. Pas un seul mot sur leur avenir, sur l’enfant que Fanny portait. Plus tard, oui, mais ce soir-là, ils faisaient le point. Et je sentais confusément se dégager de leurs propos une menace pour le vieux gérant des bains-douches. J’assistais à une condamnation à mort sans grande indignation.
— De toute façon, c’est presque un service à lui rendre. Il touchera une pension et ne travaillera plus.
Ils parlaient de l’éventualité où Chaudière resterait aveugle. Je l’appelais Chaudière, moi aussi, alors que j’avais lu son nom dans le journal. Quelque chose comme Rigal, je crois.
— Sinon, tant pis pour lui !
Fanny hocha la tête.
— N’importe quoi, mais je ne veux pas me retrouver devant lui. Je suis certaine qu’il me devinera, qu’il retrouvera mon odeur.
— Ne dis pas des idioties !
Puis il me regarda.
— La vieille femme est couchée ?
— C’est la deuxième fois que vous le demandez.
— C’est qu’elle n’a aucune raison, elle, de se montrer discrète.
J’ai pris une cigarette et l’ai allumée. Je voulais paraître désinvolte et mes mains tremblaient.
— Et moi ?
Il me regarda avec étonnement puis se tourna vers Fanny avec l’air de lui dire « elle n’a rien compris ».
— Vous êtes notre complice. Il sera difficile de prouver le contraire si nous sommes arrêtés. Nous vous chargerons le plus possible.
— Oseriez-vous aller jusqu’au bout de ces mensonges, de ces diffamations ?
— Oh ! oui ! Nous avons besoin de vous pour un bon bout de temps. Comme nous avons eu besoin de Chaudière. Mais lui, il nous a fallu nous en débarrasser ensuite.
Ironique, je lui demandai s’il attendait de m’avoir pressée comme un citron pour en faire autant. Il m’écouta avec attention comme si je lui donnais un conseil.
— Nous partirons un jour. Je ne sais quand, mais d’ici là, il faut que j’assure la sécurité de Fanny.
Tranquillement il lui sourit.
— À cause du gosse, mais nous aurons l’occasion d’en reparler.
Ce fut la seule allusion et j’étais assez indécise quant au sens à lui donner.
Philippe se leva et s’approcha du combiné radio. Il le mit en marche et prit une émission de jazz. Quand il eut réglé le récepteur, il sourit.
— Voilà des semaines que je ne l’ai entendue. Mon poste est au clou.
Il s’installa à côté et nous dit que nous pouvions aller nous coucher, qu’il resterait encore un peu. Fanny disparut la première. J’ai débarrassé la table et fait un peu de rangement. Je n’ai jamais aimé laisser une pièce en désordre.
Philippe me suivait du regard.
— Ça vous étonne, une femme qui fait le ménage ?
C’était nettement agressif.
— Oui. Ma mère est morte quand j’avais deux ans, et j’ai toujours vécu dans une sorte de capharnaüm dans lequel mon père se complaisait à longueur de cuite.
L’explication peut-être de son dégoût pour l’alcool.
— Je trouve ça agréable. Mais j’en serais incapable. C’est tellement inutile.
Je brûlais d’envie de continuer à lui poser des questions, mais la crainte de développer leur familiarité me retint.
— Évidemment dans ces conditions, dis-je, tout est inutile en effet. Même un homme comme Chaudière !
— Oh ! oui, surtout lui !
Finalement je suis allée me coucher. Je ne pouvais trouver le sommeil et je n’arrêtais pas de me retourner entre mes draps. J’ai fini par allumer ma lampe de chevet et par prendre un livre.
Il était minuit quand on frappa doucement à ma porte. Puis la poignée tourna. J’avais fermé à clé.
Je me suis levée d’un bond et j’ai enfilé ma robe de chambre avant de m’approcher du battant.
— Qui est-ce ?
— Moi.
Ma belle-mère. J’ouvris et elle entra en titubant, alla s’asseoir sur mon lit, s’affaler plutôt.
— Qu’y a-t-il ?
— Edith… Faites-les partir. J’ai peur et je ne puis trouver le sommeil. Dites-moi que vous allez les faire partir dès demain.
Malgré ses airs dolents mal imités, elle était réellement malade et avait le cœur fragile. Un an plus tôt, elle avait été gravement atteinte.
J’ai refermé la porte et je me suis appuyée contre. Ma belle-mère portait une robe de chambre en laine des Pyrénées qui la faisait paraître encore plus énorme.
— De quoi avez-vous peur ?
— D’eux. Je ne sais pas pourquoi ils sont ici, mais je suis certaine…
Elle m’irritait.
— Finissez vos phrases. Nous ne minaudons pas en ce moment.
— Eh bien, ils vous font chanter. Je ne sais pas pour quel motif, mais je le devine. Et si vous n’osez pas, c’est moi qui irai à la police.
Malgré moi, j’ai fait un signe impératif de la main.
— Taisez-vous, ne parlez pas si fort ! Il est inutile qu’ils nous entendent.
Elle triompha.
— Vous voyez !
— Vous avez l’imagination trop fertile. Ces deux jeunes gens sont malheureux… Elle est enceinte et ils ont des histoires assez ennuyeuses. Ils ne resteront pas éternellement. Si vous le voulez, je vous ferai servir dans votre chambre et vous les éviterez le temps de leur séjour.
Mais elle secouait la tête avec obstination.
— Edith, je vous connais. Vous n’aimez pas cette pagaïe qu’ils apportent avec eux, ce négligé… Oui, oui. Au début de mon installation ici, j’avais de petites négligences et vous m’avez habilement corrigée. D’eux vous supportez cent fois plus. Je ne suis pas jalouse, mais tout de même… Il y a autre chose.
Soudain elle se dressa.
— Edith, s’il le faut je vous défendrai contre vous-même. Si mon fils m’entend il doit…
— Je vous en prie.
J’étais lasse.
— Ne mêlez pas Jacques à cette histoire. J’ai eu tort de les accueillir mais ne compliquez pas les choses par-dessus le marché. Vous allez rentrer vous coucher. Enfermez-vous à clé si vous le voulez…
— Comme vous !
Cette interruption me déconcerta. C’était vrai. Pour la première fois de ma vie j’avais tourné la clé de ma chambre. C’était un geste idiot.
— Rentrez dans votre chambre, voulez-vous quelques gouttes de calmant ?
— Non… Je déteste cette digitaline. Je ne peux m’endormir et je vis dans les transes.
— Venez, je vous accompagne.
Comme j’ouvrais la porte, Philippe apparut dans la zone de lumière. Il était torse nu, simplement vêtu de son pantalon.
— Quelque chose ne va pas ?
Contre moi, je sentis le corps de ma belle-mère s’appesantir. Elle poussa un petit gémissement et je ne pus la retenir. Elle glissa doucement sur le carrelage du corridor.
— Qu’a-t-elle ?
— Un malaise. Le cœur… Elle était venue me le dire.
Philippe lui jeta un regard scrutateur, puis me regarda.
— Qu’est-ce qui lui a causé ça ?
En me baissant vers ma belle-mère j’évitais de lui répondre. Elle avait les yeux ouverts et son visage paraissait épouvanté.
— Nous allons vous conduire à votre chambre.
— Edith, je vous en prie… Pas lui…
Mais Philippe la soulevait sous les bras et la forçait à se mettre debout. Je la soutins d’un côté et nous avons réussi à la conduire jusqu’à son lit. Immédiatement j’ai compté quelques gouttes de digitaline dans un verre d’eau et je l’ai aidée à boire.
Elle finit par s’apaiser. Philippe avait observé tous mes gestes.
— Que lui donnez-vous ?
— De la digitaline.
Il hocha la tête. Dans le corridor, il agrippa mon bras avec dureté.
— Pourquoi semblait-elle avoir peur ?
— Elle est très émotive. Un rien la bouleverse, ai-je répondu sur le ton le plus tranquille.
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