Mais je me suis rendu compte qu’il n’était pas convaincu.
Avant la fin de la semaine, le vendredi exactement, Hélène m’annonça qu’elle me quittait.
— Il m’est impossible de continuer mon service dans ces conditions, madame.
— Quelles conditions ?
Ma voix tremblait un peu en lui demandant des éclaircissements.
— Ils me surveillent. Hier, M. Philippe m’a demandé à combien se montait ma ristourne chez les commerçants et aussi…
— Quoi donc ?
— Il m’a accusée de piller le réfrigérateur. Vous savez bien que c’est faux ?
J’ai murmuré un « bien sûr » sans enthousiasme. Hélène avait toujours été au-dessus de tout soupçon. Elle m’a regardée avec tristesse.
— Vous n’êtes pas convaincue, madame ? Il vaut mieux que je m’en aille.
Brusquement la colère m’a prise et je me suis dirigée vers leur chambre.
— Entrez ! m’a dit Philippe.
Ils étaient tous les deux au lit. Fanny nichait sa tête dans l’épaule du garçon. Il faisait tellement chaud dans la pièce qu’ils avaient tous les deux la poitrine nue. Aucun ne parut gêné de leur tenue.
— Qu’y a-t-il ?
J’ai explosé au sujet d’Hélène. Ils m’ont écoutée tranquillement sans m’interrompre. Devant ces visages sans expression j’ai fini par me sentir ridicule.
— Elle s’en va, alors ? a dit Fanny avec satisfaction. Ne vous en faites pas, Edith, je vous aiderai à faire le ménage.
— M me Leblanc mettra la main à la pâte, a ajouté Philippe. Cela lui fera du bien.
Ils décidaient. Dans ma propre maison !
— Ce n’est pas Hélène qui va partir, mais vous, et immédiatement !
Il a pris un air ennuyé.
— Voyons ! ne recommencez pas. Si Hélène s’en va, c’est qu’elle n’a pas la conscience tranquille. Je n’ai jamais vu une femme de ménage se refusant aux petits profits. Êtes-vous vraiment certaine de son honnêteté ?
— Je vous somme de vous habiller et de quitter cette maison dans l’heure qui suit.
Philippe s’est assis sur son lit. Le drap lui couvrait juste le bas-ventre. Son torse était maigre, mais musclé et brun.
— Je ne vous comprends pas, Edith. Il y a cinq jours que Fanny est ici, quatre que je l’ai rejointe, et vous décidez brusquement de nous faire partir ? Quelle mouche vous pique ? Je vais aller parler à Hélène. J’ai l’impression que vous avez peur d’elle et que vous n’osez pas la mettre carrément à la porte.
C’était d’eux que j’avais peur, eux que je n’osais pas renvoyer malgré mes cris et mes menaces. Mais était-ce réellement de la peur ? Plutôt une avide curiosité pour l’avenir qui nous attendait tous les trois si nous restions ensemble.
— Vous allez économiser l’argent que vous lui donnez. Nous mettrons tous la main à l’ouvrage, dit Philippe. Ce sera même très amusant. Je peux très bien faire les courses. Vous Edith vous vous occuperiez de la cuisine et Fanny, aidée de votre belle-mère, de la maison.
— Je vais au poste de police le plus proche leur demander de venir vous expulser.
Philippe a pris son paquet de cigarettes sur la table proche et en a allumé une.
— Expulser simplement ? C’est qu’ils vont nous poser des tas de questions. Nous serons bien obligés de leur indiquer que vous étiez au courant de tout.
— Personne ne vous croira. Je suis honorablement connue dans le quartier et…
Il a eu un petit sourire en coin.
— Le croyez-vous ? Vous avez eu deux amants depuis la mort de votre mari. Les mauvaises langues… Et puis vous fréquentez les milieux bohèmes.
Brusquement me revinrent en mémoire toutes les propositions que j’avais repoussées depuis mon veuvage. Des dames patronnesses m’avaient demandé de me joindre à elles. De même, j’avais refusé de participer à des bridges, à des thés, à des réunions féminines. J’eus l’impression d’avoir accumulé les gaffes en quatre années. Mes voisins me saluaient mais je n’entretenais aucune relation avec eux. Philippe me faisait découvrir le personnage que je représentais pour cette partie de la ville. On devait dire de moi que j’étais fière, coquette, mystérieuse. Tout cela parce que j’avais craint d’aliéner ma liberté, de vieillir maussadement en compagnie de gens médiocres.
— Comprenez-vous ? me demanda Philippe.
J’étais paralysée. Il n’existait au monde aucune personne pour prendre ma défense. Hélène fuyait la première, M me Leblanc se réfugiait dans sa peur et rien ne l’en ferait sortir. Je me voyais mal aller au commissariat, expliquer que deux jeunes gens s’étaient installés chez moi et refusaient d’en sortir. On me conseillerait certainement de me débrouiller seule. Les dénoncer ? Il y avait une semaine que le père Chaudière avait été attaqué et volé. Je deviendrais immédiatement suspecte. Même si on me laissait en liberté, ma vie deviendrait rapidement intenable.
— Qu’avez-vous à nous reprocher ? Nous mettons un peu de désordre, mais nous pouvons essayer de faire attention. Et puis nous partirons un jour. Peut-être nous regretterez-vous alors. Voulez-vous que j’aille parler à Hélène ?
— Inutile, elle s’en va de son plein gré.
En sortant de leur chambre il m’était difficile d’affronter cette femme qui m’avait servie avec gentillesse pendant quatre ans. Je suis allée prendre de l’argent pour essayer d’atténuer ma culpabilité.
Mais elle a posé les billets sur la table, n’a prélevé que le montant de sa semaine.
— C’est très bien ainsi, madame. Vous ne pouvez me les sacrifier. Vous avez certainement vos raisons. Mais comprenez-vous que je ne puis rester ?
— Oui. Je vous regretterai.
Quand ma belle-mère apprit qu’Hélène nous quittait, elle poussa une série de gémissements.
— Mais qui va la remplacer ?
— Personne pour le moment.
Elle leva les bras au ciel en signe de désespoir et je pris un certain plaisir au spectacle de son tourment. C’était la première fois que je l’observais avec beaucoup plus de cruauté que d’indifférence.
— Nous nous partagerons le travail. Vous aiderez Fanny à faire le ménage.
Ses yeux s’agrandirent. Elle porta sa main à son cœur.
— Mais… ma maladie…
— Oh ! il ne s’agit pas de cirer les planchers ou de laver les plafonds ! Une ou deux heures par jour seront suffisantes.
Elle aimait se lever tard.
— Cela vous fera du bien.
Seule, je m’en voulus. Voilà que je devenais comme eux, d’une méchanceté tranquille, comme si c’était un caractère inhérent à ma personnalité.
— Pourquoi ?
Anxieuse elle m’interrogeait avidement, me suivait à la cuisine.
— Qui sont ces deux jeunes gens, et pourquoi restent-ils ici ? C’est leur faute si Hélène s’en va, leur faute encore si notre tranquillité est compromise.
— La vôtre, surtout !
Mon ironie la troubla. En quatre années, c’était peut-être la première fois que je lui reprochais de se laisser vivre.
— Je ne pourrai peut-être pas rester, moi non plus, a-t-elle murmuré sans conviction.
— Mais si, il y a bien des choses auxquelles on s’habitue.
M me Leblanc s’est laissée choir sur une chaise.
— Pour eux, vous me mettiez dehors ? Sans vous soucier de ce que pourraient dire les voisins, vos connaissances ?
— Je n’ai jamais dit cela, fis-je, agacée.
En moins d’une demi-heure, eux et elle me rappelaient l’existence de ces gens à l’affût autour de ma villa.
Simplement vêtue d’une robe de chambre, Fanny a pénétré dans la cuisine.
— On peut déjeuner ? Je vais emporter le plateau dans notre chambre.
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