Georges-Jean Arnaud - Mainmise

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Kovask se souvenait des paroles de son chef direct, le commodore Gary Rice.
— Dix-huit bâtiments du type ELBA sont en construction, en Angleterre, en Allemagne, en Italie, en Norvège et au Danemark. Dix-huit cargos qui seront laissés, en temps de paix, à la libre disposition des armateurs qui les ont commandés, mais qui, à la moindre alerte, seront à la disposition de l’état-major de l’O.T.A.N. Nous avons financé pour 50 % leur construction. Nous les faisons monter dans les meilleurs chantiers, les plus sûrs également, sous surveillance constante. Plus confidentiel encore : N’oubliez pas que certains transporteront des têtes nucléaires, soit pour ravitailler les sous-marins en pleine mer, soit pour servir eux-mêmes de base de lancement. Des caissons spéciaux sont prévus à cet usage. L’ELBA a failli brûler entièrement. Sans une intervention rapide des pompiers, il n’en restait rien. Malgré tout, sa mise à l’eau est retardée de deux mois. D’autres incidents se sont produits dans la plupart des chantiers qui construisent ce type de bateau. Il faut en découvrir l’origine.

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G.-J. ARNAUD

Mainmise

CHAPITRE PREMIER

Une pluie fine venue de la mer tombait depuis le matin sur Gênes et la région. Les chantiers maritimes de la Scafola, situés à une dizaine de kilomètres du grand port, n’échappaient pas à ce temps maussade et le terrain irrégulier tout autour de la principale cale sèche s’égalisait de flaques huileuses et noires.

Le chef des vigiles chargés de la garde et surveillance des chantiers se nommait Cesare Onorelli. Gros et grand, vêtu d’un ciré luisant dont le capuchon encadrait un visage lourd et méfiant, il avait accueilli Serge Kovask à la conciergerie. L’Américain avait tout de suite noté la tension qui régnait sur les lieux. Le planton de l’entrée ne l’avait pas quitté des yeux un seul instant et, maintenant, c’était cette masse de muscles qui prenait la relève de la suspicion.

— Que voulez-vous voir ? grogna Onorelli.

— Eh bien ! Faisons le tour de la cale sèche où se trouve l’ELBA. Nous verrons ensuite.

Le chef des vigiles baissa ses yeux vers les chaussures du visiteur et tiqua. Kovask avait chaussé des bottes caoutchoutées en prévision de la longue promenade.

— Allons-y !

L’Américain suivait tranquillement, examinant tout autour de lui : les grosses machines-outils sous abri, les grues et les palans, les multiples chariots qui circulaient sur des voies Decauville. La Scafola n’était pas une très importante société, mais son capital d’investissements représentait tout de même pas mal de millions de lires, et le nombre total des ouvriers et employés s’élevait à près de quatre cents.

Le gros Italien se retourna vers lui.

— Voilà.

Ils étaient auprès de la cale sèche et Kovask pouvait se rendre compte des dégâts causés au cargo par l’incendie qui s’était déclaré dans le fond, huit jours plus tôt. Un travail acharné n’avait pu dissimuler totalement encore, les tôles noircies, l’éventration latérale provoquée par le mouvement de la coque basculant sur le côté quand les tins de soutènement avaient brûlé.

— La peinture était, tout au bout du bassin, dans 4 grands bidons spéciaux prévus pour la projection pneumatique.

Kovask avait en la veille une entrevue avec le directeur technique de la Scafola et avec les ingénieurs du génie maritime. Il savait que l’additif rendant incombustible les peintures utilisées devait être incorpora le jour même de l’incendie.

— Le chimiste avait eu un empêchement, expliqua le chef des vigiles. Normalement, les bidons de peinture auraient dû être retirés.

— N’est-ce pas votre travail ?

Le gros homme rougit sons son capuchon.

— Il y a un service de sécurité. Je n’ai connu l’absence du chimiste que le lendemain, alors que la coque était dans un lac de peinture en feu.

— Avez-vous une opinion personnelle sur cet accident ?

— Oui, dit l’Italien en le fixant dans les yeux. S’il y a eu sabotage, les organisateurs ont été rudement malins.

Kovask pencha son chapeau imperméable vers l’avant, de façon à protéger de la pluie la cigarette qu’il allumait. Le chef des vigiles avait refusé d’en prendre une.

— J’aimerais connaître votre sentiment exact.

— Bien. Allons jusqu’à l’abri des petits appareillages électriques.

Un auvent de tôle ondulée protégeait un espace suffisant de terrain sec, mais, de chaque ondulation, tombait une gouttière fournie qui, multipliée par vingt-cinq à trente, faisait un véritable rideau liquide.

— Là-bas, vous voyez les réservoirs de peinture. Pour moi, un gars a voulu essayer le système. Il a laissé de l’air comprimé dans l’appareil, en oubliant de le vidanger. La soupape de sécurité n’a pas bien fonctionné et il y a eu une fuite.

Kovask écoutait avec attention.

— Et qu’est-ce qui a provoqué l’incendie ?

— L’électricité statique. La nuit, quand nous faisons notre ronde, nous apercevons parfois des étincelles de dix à vingt centimètres. Les diverses substances accumulées ici expliquent ce phénomène.

— Mais la coque était reliée à la terre ?

— Oui, maugréa Onorelli. Les enquêteurs ont établi que le feu avait pris dans le fond du bassin pour remonter jusqu’à la peinture. Les réservoirs ont alors, toujours d’après les policiers, éclaté et toute la peinture en feu s’est déversée dans le bassin.

— Vous n’êtes pas d’accord ?

Le gros homme eut un geste violent de sa main.

— J’ai bien entendu les explosions. Nous nous sommes précipités. Mais, comment le feu serait-il remonté jusqu’au stock de peinture ? Quand nous sommes arrivés, et nous représentons, mes quatre hommes et moi, les premiers témoins, le mur du fond était une véritable cascade de feu. Tout s’est donc déclaré très rapidement. Les enquêteurs ont retrouvé une lampe à souder dans le fond. Ils disent qu’elle avait dû rester allumée, braquée sur une musette d’ouvrier en plastique. Au bout de quelques heures le plastique, bien qu’éloigné de trois mètres, se serait enflammé projetant des particules jusqu’au mur.

— Et le mur se serait enflammé ?

Cesare Onorelli ricana tout en rajustant son baudrier. Il avait défait son ciré. Dessous, il portait un pantalon noir et une chemise d’un bleu très clair. L’uniforme des vigiles, pensa Kovask. Onorelli avait en tout dix hommes sous ses ordres. Lui et ses gardes étaient fournis à la Scafola par une compagnie privée de surveillance. Mais, la désignation du gros homme venait de plus loin encore, du Department of the Navy à Washington. L’Italien avait passé vingt ans de sa vie aux États-Unis, en avait été expulsé pour une affaire un peu louche avec le bureau des narcotiques. Il aurait donné dix ans de sa vie pour retourner en Amérique.

Kovask jugea le moment favorable pour mettre les choses au point avec lui.

— Vous savez pourquoi on vous a demandé de surveiller la construction de l’ELBA ?

Onorelli lui dédia un regard en coin.

— Oui. La Navy s’y intéresse.

— Et vous avez laissé commettre un sabotage.

L’Italien jura :

— Je suis persuadé qu’il ne s’agit que d’un accident.

— Pourquoi défendez-vous cette thèse ? Il y a trop de coïncidences dans cette affaire pour que des types comme vous et moi y donnent quelque crédit. Dans votre désir de retourner à Bleeker Street, vous finissez par perdre la tête et par prendre les autres pour des imbéciles, moi y compris.

Il jeta son mégot dans le rideau de pluie, avec une rage feinte. Le chef des vigiles soupira.

— Inutile de me faire un topo de la suite. Je sais que c’est cuit pour moi et que je n’y retournerai pas. Même si rien n’était arrivé à l’ELBA, même s’il flottait en ce moment en pleine mer, « ils » n’auraient pas tenu promesse, exigeant autre chose de moi.

Kovask se planta devant lui.

— En somme, il y a déjà quelque temps que vous n’aviez plus confiance ?

Le lourd visage de l’homme parut s’assombrir. Peut-être, parce que Kovask s’interposait entre lui et la lumière ?

— Écoutez…

— On vous a peut-être monté le cou également ?

L’autre prit une expression brutale.

— Vous m’accusez ?

— Non. Je vous demande votre collaboration, simplement. Et ne me parlez plus d’accident. Expliquez-moi pourquoi le mur n’aurait pas pu s’enflammer, alors que les enquêteurs prétendent le contraire.

Onorelli mit quelque temps à recouvrer son calme.

— Ils parlent des projections huileuses. Il y en a toujours évidemment. Mais, tout de même, le mur n’était pas gluant d’huile, si vous voyez ce que je veux dire.

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