— Vous avez lu l’article ?
— Bien sûr. Ils sont sur votre piste.
Je remarquai que la casserole d’eau chaude tremblait entre les mains de Fanny.
— Doucement ! Chaudière prétend qu’il la reconnaîtrait n’importe où. J’ai l’impression que le vieux se vante un peu pour se donner la vedette.
— N’empêche qu’il conservera sa vue.
Fanny a emporté la cafetière et les tasses. Il l’a suivie et j’ai attendu quelques minutes avant de prendre mon appareil de photographie. C’était un Royflex très perfectionné. Le jour était très sombre et le brouillard se formait. Pour réussir une photographie intérieure il m’aurait fallu utiliser le flash.
Le plus silencieusement possible, je me suis rapprochée du living. Il ouvre sur le hall par une double porte. Philippe et Fanny buvaient leur café à côté du combiné-radio, sous l’éclairage puissant du lampadaire. J’ai tenté le tout pour le tout et j’ai pris deux clichés. Ils étaient de profil et à moins de huit mètres.
L’appareil caché dans ma chambre, je suis revenue dans la cuisine pour finir ma vaisselle. Ensuite j’ai mis de l’ordre dans le living. Philippe a regardé Fanny avec un sourire moqueur.
— Tu ne tiens pas tes engagements. Tu devais aider Edith.
Fanny s’est étirée. Elle portait toujours sa robe de chambre sous laquelle elle devait être nue.
— Je me sens fatiguée. Demain… Mais toi, tu devais faire les commissions…
— Edith ayant refusé, je me considère comme libéré de mes obligations. Du moins pour aujourd’hui. Mais je sortirai vers le soir pour me renseigner sur un poste de télévision.
S’il espérait m’arracher une protestation, il dut être bien déçu. Je suis restée muette mais je bouillais intérieurement.
— Je vais avec toi ?
— Inutile qu’on nous voie ensemble, mon chou ! a-t-il rétorqué doucement.
Fanny a pris une expression boudeuse.
— Il faut que j’aille faire un tour à ma chambre, voir si tout est en ordre là-bas.
— Revoir aussi tes copains ! a-t-elle rétorqué, acerbe.
— Mais non !
Cette petite crise de jalousie me laissait assez rêveuse. Il y avait peut-être là le moyen de détruire leur entente. Mais je devais découvrir que si Philippe était capable de tromper passagèrement Fanny, il l’aimait véritablement.
Le ménage terminé, je me suis enfermée dans mon atelier mais je n’avais pas le cœur à l’ouvrage. J’ai vaguement crayonné avant de me rendre compte que je n’avais ni l’envie de peindre ni celle de modeler. J’aurais voulu à la fois m’éloigner du couple et pouvoir surveiller leurs faits et gestes, surprendre leurs intentions.
J’ai fini par revenir dans le living. Fanny était couchée sur les genoux de Philippe qui lui caressait la poitrine. La robe de chambre était largement ouverte sur les seins ronds et fermes de la fille.
Leur impudeur finissait par m’influencer. Un climat de sensualité trouble m’environnait perfidement. Je l’assimilais à ce brouillard dont les remous limoneux envahissaient la ville.
J’ai quitté le living, certaine qu’ils allaient s’aimer sur ma moquette. Cette petite douleur qui me grignotait le corps ressemblait à de la jalousie mais je m’en défendais. Non envie de posséder l’un ou l’autre, mais convoitise de leur union. Depuis un an je vivais seule.
Des zones d’ombre s’installaient dans la maison alors qu’il n’était que trois heures de l’après-midi. Un fond musical impalpable faisait doucement vibrer l’air. Je ne pouvais rester en place.
Je me souviens d’être allée coller mon oreille à la porte de M me Leblanc. Tout était silencieux chez elle. J’ai appuyé sur la poignée. Ma belle-mère avait fermé à clé. Tous s’isolaient et m’abandonnaient. Je pouvais sortir au valant de la Dauphine, mais je ne voulais pas m’éloigner.
D’ailleurs, je ne reconnaissais plus ma villa. Sous son toit, en apparence si tranquille, il se passait tant de choses passionnantes et étranges !
Fanny est sortie du living et en me croisant elle a eu un petit rire. Ni moqueur ni arrogant. Un petit cri de bonheur que son émotion hachait.
— Je vais m’habiller, dit-elle.
Dans le living Philippe achevait de se rhabiller. Il alluma une cigarette comme j’entrais.
— Me prêteriez-vous votre Dauphine ?
— Non.
— J’ai mon permis de conduire.
La cendre de sa gauloise tombait sur la moquette. Ostensiblement, je pris un cendrier pour le poser devant lui.
— Pourquoi ne voulez-vous pas me prêter votre voiture ?
— J’ai mes raisons.
— Et si je la prends ? Vous porterez plainte pour vol ?
— Vous ne la prendrez pas. Je ne le veux pas.
Philippe m’a détaillée de la tête aux pieds et j’ai rougi légèrement. Je me suis dit que cette robe était décidément trop collante.
— Pourquoi ne vous êtes-vous pas remariée ?
— Je ne vois pas l’intérêt de cette question. Nous parlions de la Dauphine.
— Justement. Vous n’aimez pas satisfaire les désirs d’un homme, quels qu’ils soient ? C’est pour conserver votre indépendance que vous restez seule ?
J’ai eu un rire forcé.
— Parce que vous vous prenez pour un homme ? Pour moi vous n’êtes qu’un gamin, un voyou de la pire espèce, d’ailleurs !
Philippe restait tranquille, continuant à me regarder.
— Vous êtes jolie, pourtant, m’a-t-il dit au bout d’un moment. Êtes-vous une vraie blonde ?
Je n’ai pas quitté le living. Je ne voulais pas abandonner la place.
— Conduisez-vous chez moi comme des vandales si vous le désirez, mais n’essayez pas de jouer au joli-cœur avec moi. Fanny ne serait pas très contente.
Il a eu un regard inquiet pour la porte. Il n’avait nullement envie de la mécontenter. Elle est revenue cinq minutes plus tard. J’étais devant la baie en train de suivre l’absorption lente du jardin par la brume épaisse.
— Tu sors maintenant ?
— Dans un moment.
Évidemment, il attendait la fin du jour. Il avait peur, malgré tout. Cette constatation me réconforta. L’article du journal l’avait plus touché qu’il ne voulait le laisser paraître.
— Voulez-vous aller voir si votre belle-mère est dans sa chambre ? demanda-t-il soudain.
J’étais si abîmée dans mes pensées que la phrase ne m’atteignit qu’au bout de quelques secondes. Je me suis alors tournée vers eux.
— Elle s’est enfermée et je crains de la réveiller.
Philippe s’est levé et je l’ai vu passer dans le jardin. Quand il est revenu, ses cheveux noirs luisaient de brouillard.
— Les volets de sa fenêtre sont baissés.
— C’est bien qu’elle se trouve toujours chez elle, ai-je dit en me laissant tomber dans un fauteuil.
Ce que je craignais le plus depuis mon veuvage, c’était le désœuvrement. J’avais lutté contre lui pendant ces quatre années, avec acharnement. Voilà que je retrouvais cette inaction à goût d’angoisse. Toute tentative avortait. Il me fallait leur présence comme une drogue ou un poison auquel on s’habitue.
— A-t-elle coutume d’aller en ville ?
— Il y aura bientôt une semaine que vous séjournez chez moi. Vous devez être au courant de ses allées et venues. Pour être plus précise, elle sort rarement.
Fanny interrogeait Philippe du regard. Il ressemblait à un fauve à l’affût. Son corps cachait une force sournoise qui ne demandait qu’à se manifester. Je prenais un certain plaisir à l’examiner. Il était maigre, avec un visage sans grande beauté. J’aurais aimé l’utiliser comme modèle et à peine née, cette pensée me troubla. En un éclair je revis son grand torse dénudé jusqu’au bas-ventre, tel que je l’avais surpris le matin dans le lit.
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