« Ici, tout va correctement. Le vieux Paranjay habite ton ancienne maison et se plaint que tout est mal fait. La saison de la mousson va finir mais les dernières pluies ont été violentes et il y a beaucoup de dégâts. La route du sud est coupée et la rivière déborde de son lit. Au village, maintenant que tu n’es plus là, tout le monde redoute la maladie. Ils ont peur chaque fois qu’ils toussent ou se coupent à un doigt ! J’essaie de les rassurer et de les soigner mais je n’y arrive pas aussi bien que toi. Tu manques à tout le monde mais à ma famille encore plus. À moi surtout. La vie est moins drôle. Je vais encore parfois là-haut pour regarder le soleil se coucher mais j’y emmène les enfants parce que me retrouver sans mon grand frère est triste. Avec les enfants, c’est bien. Eux n’oublient pas leur gourdin et sont prêts à battre les chiens qui te cherchent. Voilà mon ami. J’espère que tu vas bien et que tu as retrouvé Emma.
« Je te salue, j’attends ton message.
« Ton ami Kishan d’Ambar. »
— Madame Quenon, j’aimerais vous poser une question, mais c’est un peu gênant…
— Allons docteur, vous êtes un grand garçon. Et si c’est au sujet de mes analyses, inutile de prendre des gants. Je vous l’ai dit, je ne crains pas de quitter ce monde.
— C’est à propos de ces voix que vous entendez…
— Vous pensez que c’est le signe de la mort qui approche ?
— Franchement, je l’ignore, mais je souhaiterais que vous m’en disiez davantage.
— Que voulez-vous savoir ?
— Pouvez-vous me les décrire ? Ce sont des mots, des chants, une seule voix, plusieurs ?
— Une voix d’homme, profonde et rassurante, mais tellement lointaine. On dirait des chants liturgiques, ou des opéras.
— L’avez-vous entendue récemment ?
— Voilà deux jours, je crois. J’en ai encore le frisson.
— Et la nuit dernière ?
Françoise chercha à se souvenir, puis répondit :
— Non, pas hier. Mais dites-moi docteur, pourquoi ces questions ?
— J’ai entendu cette voix chanter. Hier soir, très tard.
Un éclair traversa le regard de Françoise et ses mains se mirent à trembler. Thomas précisa :
— Une voix surgie de nulle part, puissante, diffuse.
— Alors soit je ne suis pas folle, soit c’est un signe céleste qui nous prévient que nous allons bientôt y passer tous les deux. Évitons de prendre la voiture ensemble.
— Madame Quenon, depuis combien de temps entendez-vous cette voix ?
— Je ne sais plus. Laissez-moi réfléchir… Maintenant que vous me posez la question, je me souviens que pour mon anniversaire voilà deux ans, elle a chanté encore plus divinement que d’habitude.
— Vous n’avez jamais cherché à savoir d’où elle venait ?
— Elle n’est pas de ce monde, docteur. On ne peut pas tout expliquer. Il faut accepter ce que l’on ne comprend pas. Je n’ai pas cherché à lui trouver une cause rationnelle, mais j’ai voulu aller vers elle.
— Et alors ?
— Une nuit, je suis sortie par ma fenêtre pour m’en approcher. Je me suis fait mal avec ces acrobaties, c’est la seule fois où j’ai regretté de ne plus avoir vingt ans ! J’ai erré dans le jardin. J’ai même perdu un chausson. Je n’ai pas eu peur parce que le chant était là. Par un étrange sortilège, il semblait s’éloigner chaque fois que j’avançais dans sa direction. Comme si dans son infinie sagesse, ce prodige se protégeait de ceux qui veulent le trouver. J’aurais voulu courir vers sa beauté.
Thomas saisit doucement les mains de Françoise.
— Merci, madame Quenon. Merci beaucoup. Si vous l’entendez à nouveau, prévenez-moi.
— Vous aussi, docteur, promettez-le-moi.
Le docteur n’avait pas croisé l’infirmière depuis l’aide à la toilette des résidents. Il souhaitait pourtant lui parler d’un sujet délicat. C’est en jetant un coup d’œil par la fenêtre de la salle commune qu’il l’aperçut dans le jardin. Il sortit la rejoindre.
— Alors Pauline, vous profitez du bon air ?
Elle lui désigna un périmètre délimité par des piquets de bois.
— Notre futur potager. Qu’en dites-vous ? On aura la place de circuler autour et il n’est pas trop grand. J’ai bien pensé l’installer sous la fenêtre d’Hélène, près du parterre de fleurs là-bas, mais elle ne veut pas que l’on s’en approche. Dommage. L’exposition était parfaite et le mur aurait renvoyé la chaleur et la lumière. Ce n’est pas grave.
Thomas s’accroupit et arracha une mauvaise herbe. Il étudia la terre restée prise dans les racines. Sombre, riche, sans doute très fertile. Rien à voir avec le sol argileux et gavé de caillasses des terrasses d’Ambar. Le médecin observa :
— L’automne sera bientôt là, vous ne pourrez pas planter grand-chose en cette saison.
— Cela nous laisse tout le loisir de préparer les sols pour le printemps prochain. Il y a beaucoup à faire.
— Je pourrai vous aider à bêcher.
— Vous savez aussi faire ça ?
— Encore mieux que le reste.
— Un vrai héros, c’est ce que j’ai toujours dit.
Satisfaite de pouvoir compter sur Thomas, Pauline parcourut le périmètre du potager à grands pas. En passant près du docteur qui se tenait sur le bord, elle le frôla en le dévisageant. Sans aller jusqu’à s’écarter, il en fut troublé.
— Dites-moi, Pauline, se reprit-il, seriez-vous contre le fait d’accueillir un nouveau pensionnaire ?
— À la place de Mme Berzha ?
— J’envisageais plutôt quelqu’un dans l’appartement inoccupé du premier.
Pauline s’arrêta et plaça sa main en visière pour regarder le docteur à contre-jour.
— C’est vous le patron. Vous n’avez à me demander ni mon avis ni ma permission.
— Je vous les demande pourtant.
— Sans effaroucher l’homme rustre, est-il possible de savoir d’où viendrait le ou la pensionnaire ?
— Le petit ami d’Emma cherche un logement. Je me suis dit que…
Pauline émit un son qui tenait du hurlement du loup sous la lune.
— Vous croyez que ce serait une erreur ? s’inquiéta Thomas.
— Je pense surtout que c’est très dangereux. À force de vouloir vous rapprocher de votre fille, vous prenez de gros risques et vous allez finir par vous griller. Croyez-en une spécialiste des plans hasardeux, on peut vite se retrouver dans une situation intenable. Docteur, c’est le moment de vous poser des questions. Pourquoi voulez-vous héberger ce garçon ? Pour le surveiller ou parce qu’il serait un appât pour faire venir Emma ?
— Il est vrai que garder un œil sur lui m’arrangerait, mais je souhaite aussi l’aider.
— Et si elle emménage avec lui ?
— Là, ça deviendrait effectivement compliqué. Je l’aiderais à trouver un autre logement.
— Et si en l’hébergeant, vous découvrez que ce jeune homme ne vous plaît pas du tout ?
— Mon but n’est pas de le juger… De toute façon, je ne suis pas inquiet. Même s’il manque encore de maturité, je sens que c’est quelqu’un de bien.
Pauline s’approcha du docteur en le regardant au fond des yeux. Celui-ci, mal à l’aise, se demanda ce qu’elle allait faire, mais il ne pouvait décemment pas reculer sous peine de passer du statut de puceau coincé à celui de petit garçon qui a peur des filles. Allait-elle lire son esprit jusqu’au tréfonds de son âme, ou bien lui dégrafer un nouveau bouton ? Son col était pourtant grand ouvert. Elle agita son index sous son nez comme si elle le sermonnait.
— Vous êtes un sacré loulou, monsieur Sellac. J’espère que vous savez ce que vous faites parce que…
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