Gilles Legardinier - Complètement cramé !

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Lassé d’un monde dans lequel il ne trouve plus sa place, privé de ceux qu’il aime et qui disparaissent un à un, Andrew Blake décide de quitter la direction de sa petite entreprise pour se faire engager comme majordome en France, le pays où il avait rencontré sa femme.
En débarquant au domaine de Beauvillier, là où personne ne sait qui il est réellement, il espère marcher sur les traces de son passé. Pourtant, rencontres et situations hors de contrôle vont en décider autrement… Entre Nathalie, sa patronne veuve aux étranges emplois du temps, Odile, la cuisinière et ses problèmes explosifs, Manon, jeune femme de ménage perdue et Philippe, le régisseur bien frappé qui vit au fond du parc, Andrew ne va plus avoir le choix. Lui qui cherchait un moyen d’en finir va être obligé de tout recommencer…
Après une première comédie qui a surpris, touché et enthousiasmé lecteurs et libraires, Gilles Legardinier revient avec cette aventure humaine pleine de folie, d’émotion et d’humour qui parlera à beaucoup de monde, quel que soit l’âge… Né à Paris en 1965, Gilles Legardinier s'est toujours passionné pour la transmission de l'émotion. Dès l'âge de 15 ans, il travaille sur les plateaux de cinéma anglais et américains comme pyrotechnicien. Il s'oriente ensuite vers la production et réalise des films publicitaires ainsi que des bandes-annonces et quelques documentaires sur les coulisses de grands films. Il se consacre aujourd'hui à la communication écrite pour le cinéma et la réécriture de scénarii. Parallèlement, il a publié plusieurs romans dont des adaptations, mais aussi des livres pour la jeunesse tels que
et
récompensés à maintes reprises.
son premier roman publié au Fleuve Noir en 2009, a reçu le
du polar 2009. Il est aussi auteur de
et de 
, sa première comédie.

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Gilles Legardinier

Complètement cramé !

1

Il faisait nuit, un peu froid. Au cœur de Londres, devant l’hôtel Savoy, sous la verrière, un homme d’un certain âge vêtu d’un smoking faisait les cent pas en consultant fébrilement son téléphone portable. L’organisateur de la soirée qui se déroulait dans le grand salon sortit du hall et s’approcha, laissant échapper par la porte tambour le son des cuivres de l’orchestre qui jouait du Cole Porter.

— Toujours pas de nouvelles de M. Blake ? demanda-t-il.

— Je fais tout ce que je peux pour le joindre, mais il ne répond pas. Laissez-moi encore une minute.

— C’est très ennuyeux. J’espère qu’il ne lui est rien arrivé de grave…

« Être mourant serait pourtant sa seule excuse valable ! » pensa l’homme au téléphone.

À peine l’organisateur reparti, il composa le numéro du domicile de son plus vieil ami. Après le message d’accueil du répondeur, il déclara d’une voix blanche :

— Andrew, c’est Richard. Si tu es là, je t’en supplie, décroche. Tout le monde t’attend ici. Je ne sais plus quoi leur dire…

Soudain, son comparse prit l’appel.

— Tout le monde m’attend où ?

— Dieu soit loué, tu es là ! Ne me dis pas que tu as oublié la soirée du Prix d’Excellence industrielle… Je t’avais prévenu que je m’arrangerais pour que tu sois nommé.

— C’est gentil à toi, mais je n’ai pas le cœur à ça.

— Andrew, non seulement tu es nommé, mais c’est toi le vainqueur. Je te l’annonce, c’est toi qui remportes le prix.

— C’est bouleversant. Et qu’est-ce qu’on gagne ? Vu l’âge des participants, ce n’est sûrement pas un truc qui se croque. Un lavement ? Une cœlioscopie ?

— Ce n’est vraiment pas le moment de plaisanter. Tu t’habilles et tu rappliques.

— Je ne rapplique nulle part, Richard. Je me souviens que tu m’avais parlé de ce prix, et je me souviens aussi parfaitement t’avoir dit que cela ne m’intéressait pas.

— Tu te rends compte de la position dans laquelle tu me mets ?

— C’est une situation dans laquelle tu t’es mis tout seul, mon lapin. Je n’ai rien demandé. Imagine que je te commande deux tonnes d’huîtres parce que je t’aime bien et qu’après, je fasse la comédie pour que tu les manges…

— Arrive immédiatement, sinon je dis à ta femme de ménage que tu fais du vaudou et elle ne mettra plus jamais les pieds chez toi.

Blake éclata de rire au nez de son ami.

— Il faut que tu sois dans un sale traquenard pour brandir ce genre de foutaises ! Faire peur à Margaret, la pauvre. Franchement. C’est comme si je menaçais de balancer ta femme au Service de Protection du Bon Goût pour ce qu’elle a fait à sa coiffure et à votre caniche…

— Laisse Melissa en dehors de ça. Je ne rigole pas, Andrew. Si tu ne viens pas, tu sais de quoi je suis capable.

— Comme la fois où tu as voulu me dénoncer pour le vol du singe domestique de Mme Robertson ? Jusqu’à sa mort, elle est restée convaincue que tu l’avais mangé. De toute façon, Margaret ne te croira pas. Je lui dirai que tu te drogues. Si tu arrives à la faire démissionner, je te paye une semaine aux Bahamas avec ta femme et ses cheveux.

— Arrête avec la coiffure de ma femme ! s’énerva Ward. Andrew, ça suffit ! Je me suis battu pour que tu obtiennes ce prix, alors tu me fais le plaisir de venir le chercher, et vite.

— J’adore quand tu hausses la voix. Tout jeune, c’est ce côté fougueux qui m’a séduit chez toi. Je te suis reconnaissant de te démener mais là, ne compte pas sur moi pour jouer au jeu des bons points. Je ne t’ai pas pris en traître. Dès le départ, je te l’ai dit. Ces soirées sont ennuyeuses et les trophées que ces gens fiers d’eux se donnent ne valent rien. Je ne viendrai pas. Par contre, si tu veux passer prendre un verre, c’est avec plaisir, je n’ai rien de prévu ce soir.

Ward s’étouffa de rage :

— Écoute-moi bien, Blake : si tu me plantes, notre amitié risque d’en souffrir.

— Depuis tout ce temps, mon cher Richard, si on avait dû se fâcher, on aurait eu des centaines d’occasions de le faire. Avec ce qu’on se balance et ce qu’on se fait subir…

En plus de cinq décennies, Andrew Blake avait effectivement souvent fait perdre ses nerfs à son complice, mais ce soir, il atteignait des sommets.

— Andrew, s’il te plaît…

— Dans l’état où je suis, il n’y a que toi pour me donner encore un peu de joie. Tu n’as qu’à leur dire que je me suis cogné la tête et que je ne me rappelle même plus mon nom. Pour égayer la soirée, raconte-leur que je me prends pour Bob l’Éponge et que, dans un ultime moment de lucidité, je t’ai supplié d’aller recevoir le prix pour moi. Tu pourras même le garder.

L’organisateur sortait de l’hôtel pour revenir à la charge. Avant qu’il ne soit trop proche, Ward souffla à son ami :

— Je te promets que tu vas me le payer, mon pote.

— La vie se charge déjà de te venger, mon ami. Moi aussi je t’embrasse fort.

Richard Ward raccrocha et prit une mine compassée pour annoncer :

— Andrew Blake vient d’être hospitalisé d’urgence.

— Mon Dieu !

— Ses jours ne semblent pas en danger. Si cela vous arrange, je peux recevoir le prix en son nom. Je sais qu’il s’en voudra beaucoup d’avoir gâché votre soirée…

2

Assis à son bureau, Andrew Blake replia l’écran de son ordinateur portable. Il ferma les yeux. Doucement, concentré sur le sens du toucher comme le serait un aveugle, il glissa ses mains bien à plat de chaque côté de la machine, caressant la surface polie du bois. Avant lui, son père avait travaillé sur ce meuble. À l’époque, il n’y avait ni informatique, ni bilan mensuel. Un autre temps.

Les paupières toujours closes, Andrew promena ses doigts sur le bord arrondi du plateau de chêne usé, caressa les montants des flancs et les poignées en laiton des tiroirs. La tiédeur du bois, la fraîcheur du métal. Tellement de sensations, tellement de souvenirs. Il n’accomplissait ce rituel que lorsqu’il se sentait trop mal, trop las. C’était le cas ce soir. De la petite entreprise dont il avait hérité, cet élément de mobilier était l’unique vestige resté intact. Au fil du temps, tout le reste avait changé : l’adresse, le chiffre d’affaires, les machines, le décor, les gens, lui. L’évolution était telle que souvent, Andrew ne reconnaissait plus ce à quoi il avait consacré la plus grande partie de sa vie.

Sans rouvrir les yeux, il tira le dernier tiroir en bas à droite et aventura ses doigts à l’intérieur. À tâtons, il reconnut la grosse agrafeuse qu’il avait bien du mal à soulever quand il était enfant, trois carnets râpés, un briquet, un presse-papiers de bronze offert par ses employés. Autant de reliques qui lui permettaient, non pas de se souvenir, mais véritablement de se transporter au temps où la vie était plus simple, quand tout ne dépendait pas de lui, lorsqu’il n’était pas le plus âgé. En effleurant ces objets du quotidien, il parvenait à recréer le monde qui existait autrefois autour, de l’ancienne sonnerie du téléphone aux odeurs de graisse et de tôle chaude qui montaient de l’atelier voisin. La voix de son père lui revenait, avec son débit rapide, grave, si proche. Qu’aurait-il pensé de la situation de son fils aujourd’hui ? Quel conseil lui aurait-il donné ? Avec les années, Andrew était devenu à son tour M. Blake. Il ouvrit les yeux et referma le tiroir.

Depuis déjà longtemps, il était sensible à ces choses que l’on fait pour la dernière fois, souvent sans même s’en rendre compte. Un événement précis lui en avait donné la conscience : son dernier dîner avec son père, un simple repas à la fin duquel sa mère les avait pressés de finir leurs assiettes en riant, parce qu’elle ne voulait pas manquer son film à la télé. De quoi avaient-ils parlé ? De tout, de rien. Ils avaient bavardé avec l’insouciance de ceux qui croient qu’ils pourront toujours s’en dire plus le lendemain. Une rupture d’anévrisme survenue la nuit même en avait décidé autrement. Et ce moment si banal était devenu essentiel, ultime. Cette soirée s’était déroulée près de quarante ans plus tôt et pourtant, lorsqu’il y repensait, Andrew ressentait toujours la même douleur au creux de la poitrine, la même sensation de vertige, comme si le sol se dérobait sous ses pieds. Depuis, il redoutait que la vie lui retire les choses auxquelles il tenait. Pire, il en avait gardé la peur de la voir lui prendre les gens qu’il aimait. Il en avait conçu une philosophie intime : tout apprécier à chaque seconde, parce que tout peut s’effondrer à chaque seconde.

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