Il finit par s’asseoir sur la chaise et souffla enfin. Que faisait-il là ? Richard avait sans doute raison de trouver son projet ridicule. Se faire passer pour un majordome… L’ambiance de la maison n’avait rien de détendu. Entre la patronne qui lui interdisait la grande porte et la cuisinière qui, comme un commandant de bâtiment de guerre, exigeait de ses matelots une demande formelle avant d’accéder à la passerelle, il n’allait pas s’amuser. Avec en plus un chat qui s’appelle Méphisto, ça pourrait même devenir l’enfer…
Andrew décida de s’occuper de sa valise, qu’il hissa sur son lit. Il aurait bien voulu se contenter de suspendre ses chemises et la caser telle quelle dans l’armoire, mais aucune étagère n’était sans doute assez solide pour en supporter le poids. Il résolut finalement de la défaire plus tard et s’appuya sur le mur en regardant son nouveau royaume. La dernière fois qu’il avait emménagé quelque part, c’était avec Diane, vingt ans plus tôt, dans leur maison de campagne de Debney. Un instant, il retrouva le frisson particulier qui vous traverse au moment où vous investissez un lieu avec l’idée qu’il est à vous et que vous pouvez l’arranger à votre goût sans demander d’avis ou de permission. Puis tout à coup, il se rappela qu’il n’était pas vraiment chez lui et que cette fois, il était seul. Aujourd’hui, il ne ferait de surprise à personne, il ne sourirait pas des choix de l’autre et nul ne viendrait l’aider à porter de charge trop lourde. Andrew décida de quitter sa chambre en espérant y abandonner le sentiment qui lui serrait la gorge.
En redescendant, Andrew Blake put enfin prendre le pouls de la maison à son rythme. Il était heureux de le faire, cela lui changeait les idées. Seul, il pouvait observer, sentir, écouter. Les parquets qui craquent, la marque d’anciens tableaux retirés des murs, les tapis élimés, le calme étouffé d’une maison dont le faste s’était évanoui depuis longtemps.
Il prit le temps de suivre les rampes, de regarder par les fenêtres aux paliers, de tendre l’oreille à l’étage de la patronne. Lorsqu’il arriva au seuil de l’office, il remarqua que le chat était exactement dans la même position, les yeux toujours clos, mais plus près de la gazinière que tout à l’heure, comme une statue que l’on aurait poussée. La porte donnant vers l’extérieur était ouverte. Andrew n’osa pas entrer. Il fit un petit bruit pour attirer l’attention de Méphisto, mais celui-ci ne daigna pas même lever une paupière. Blake multiplia les sons de plus en plus ridicules, se penchant vers l’animal, jusqu’à ce qu’Odile le surprenne en revenant du jardin.
— Vous avez un problème ? demanda-t-elle en haussant un sourcil.
— Aucun, dit-il en se redressant prestement.
— Votre chambre vous plaît ?
— Ce sera parfait, fit-il en songeant qu’il ne l’occuperait certainement pas longtemps.
Dehors, le soleil se couchait. Sa lumière chaude se reflétait sur les casseroles en cuivre alignées qui renvoyaient des éclats d’or dans toute la pièce. Un souffle de vent pénétra jusqu’au cœur de la cuisine. Il n’y avait rien que le courant d’air puisse déranger ou agiter, à l’exception du pelage angora du chat, qui frissonna.
— Eh bien, ne restez pas sur le seuil, entrez.
— Je croyais que…
— C’est bon. Puisque nous allons vivre sous le même toit, autant se faire bon accueil.
Odile était revenue avec des salades, qu’elle passa sous le robinet de l’évier pour en ôter la terre.
— Vous avez un potager ? demanda Blake.
— Il n’est pas aussi grand que je le voudrais, mais c’est suffisant pour nous. Je vous le montrerai demain, si vous en avez envie.
— Alors c’est vous qui faites à manger ? Même pour l’homme qui vit dans le pavillon de chasse ?
— Je l’avais oublié, celui-là ! Il vaudrait mieux que vous descendiez le voir avant la nuit. Il est un peu spécial.
— Un peu spécial ?
Odile ne s’étendit pas et lui indiqua la porte du jardin.
— Descendez en suivant l’allée devant vous. Si vous continuez toujours vers le bas, sans jamais bifurquer vers les collines et la forêt, vous ne pouvez pas vous perdre. Ce n’est pas loin mais on ne peut pas voir le pavillon de chasse d’ici. Impossible de le manquer : une petite maison de brique, couverte de rosiers grimpants. Ne tardez pas. Profitez-en pour lui dire de venir chercher son repas. On a bien un interphone mais il ne marche plus…
Elle fit mine de retourner à son évier puis se ravisa.
— Si vous voulez, je vous attends pour dîner. Je me souviens encore de mon premier soir ici. L’ancienne équipe m’avait laissée dîner toute seule, à cette même table. J’en garde un souvenir horrible. Alors je ne sais pas ce que l’on pourra se raconter, mais si je peux vous épargner ça…
— Merci beaucoup.
Odile fit un signe de tête. Elle était vraiment surprenante. Le commandant avait donc un cœur…
Andrew sortit et s’engagea sur le chemin. Bientôt, il n’entendit plus le bruit de l’eau dans l’évier. La lumière baissait, les arbres n’étaient déjà plus que de grandes masses sombres. Blake n’avait jamais aimé être dehors à cette heure-là — « entre chien et loup », comme disait Diane en français. Depuis toujours, s’il n’était pas chez lui, près des siens, au moment où le soleil se couchait, il se sentait mélancolique et profondément seul. Pour se donner du courage, il prit une longue inspiration et allongea le pas.
Si la partie du domaine située devant le manoir était agencée de façon assez classique — pelouses, allées et haies symétriques qui auraient d’ailleurs eu bien besoin d’être taillées —, l’arrière avait tout d’un jardin luxuriant, rempli de massifs, de bosquets, avec pour trait d’union une longue pelouse centrale. Cette vaste étendue aux multiples recoins serpentait entre deux collines boisées. Andrew avait du mal à distinguer les reliefs dans la lumière déclinante, et il trébucha plusieurs fois sur des pierres dépassant de l’allée de terre battue. En s’enfonçant vers le fond de la propriété, il passa près d’une tonnelle, découvrit une volière abandonnée et finit par apercevoir la petite maison dont les fenêtres étaient éclairées. L’habitation n’était pas bien grande, carrée et nichée au pied des grands frênes au bout du parterre herbeux.
Il quitta le chemin pour couper par la pelouse. Il s’approchait de la porte lorsqu’il entendit soudain des éclats de voix et un bruit de lutte. Deux hommes se disputaient dans un fracas de meubles malmenés. Andrew recula, renonçant à frapper. À pas de loup, il avança jusqu’à la fenêtre pour jeter un œil prudent. Il ne vit personne, alors que les voix se faisaient plus énervées. L’altercation avait sans doute lieu dans la pièce d’à côté. Pour en avoir le cœur net, il longea la façade jusqu’à l’autre fenêtre. Se frayant un passage dans la plate-bande, il colla sa main contre la vitre pour mieux voir. Il plissa les yeux. Tout à coup, une main lui empoigna brutalement le bras et le tordit en lui faisant une clé dans le dos. Andrew gémit de douleur. Il sentit un objet froid posé sans ménagement sous sa mâchoire. Une voix toute proche lui siffla dans l’oreille :
— Je te préviens, tête de cul, si tu fais le moindre geste, je t’explose la tête et je te découpe en petits cubes que je file à bouffer à mon chien…
Même s’il ne comprit pas tout, Andrew saisit parfaitement le fond du message.
— Je viens vous dire bonjour, chevrota-t-il, la voix étranglée par la pression contre son cou.
— C’est ça, mon pote. Je la connais la réplique. Moi aussi, je viens en paix, menez-moi à votre chef ! Alors bonjour, d’ailleurs à cette heure-ci, c’est bonsoir. Fils de bigorneau, t’es encore venu me piquer mes outils ! Ça t’a pas suffi la semaine dernière… Écoute-moi bien : je vais te retourner bien gentiment pour voir ta tête de voleur dans la lumière, et si tu ne fais pas d’histoire, tu as une chance de voir le soleil se lever demain.
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