Gilles Legardinier
Un sourire à tomber
Seulement quelques pages pour tout raconter et vous convaincre… C’est peu, d’autant qu’il me faut malgré tout commencer par le début.
Lorsque le colonel m’a convoqué d’urgence, je me suis demandé ce qu’il voulait. La procédure était assez inhabituelle et mes derniers résultats en mission plutôt bons. Peut-être une promotion ?
— Toujours passionné de vélo ? Si j’ai bien compris, vous courez pendant vos permissions…
— C’est exact, mon colonel.
— On peut donc considérer que vous êtes « en jambes » ? C’est bien comme ça qu’on dit ?
— Plutôt en forme. Vous comptez créer une équipe sur la base ?
— Pas vraiment, mais j’ai reçu un coup de fil de la police judiciaire. Ils ont un problème particulier et se tournent vers nous.
— Les flics ont besoin des forces spéciales ?
— L’Office central de lutte contre le trafic de biens culturels, pour être précis. Disons qu’ils cherchent un pingouin tropicalisé, et je me dis que vous pourriez être cet animal. Ils vous expliqueront les détails mais, en gros, ils sont à la poursuite d’un bijou exceptionnel, un collier d’émeraudes volé lors d’une expo à Paris, voilà deux mois. La presse en a parlé. Louis XIV l’avait offert à l’une de ses maîtresses, provoquant un scandale. L’objet est évidemment d’une valeur historique inestimable pour un richissime collectionneur, mais les enquêteurs redoutent surtout que le collier soit démonté. La seule revente des pierres pourrait rapporter plus de dix millions… Ils ont une piste. Les techniques de vol et certains indices leur rappellent une affaire similaire vieille de quatre ans. Ils n’avaient pas réussi à récupérer la pièce ni à pincer le coupable, mais ils ont ensuite appris que le contact entre le voleur et l’acheteur s’était fait sur le Tour de France. Ils parient que le voleur va refaire le même coup.
— Le Tour de France cycliste ?
— C’est ça.
— Pardonnez-moi, mon colonel, mais le malfrat n’a pas trouvé plus simple ? Un resto, un hall de gare, une forêt la nuit…
— Vous lui poserez la question quand vous l’aurez attrapé, mais en attendant, c’est leur fenêtre de tir et elle n’est pas simple. Le Tour de France est un vrai cauchemar à filtrer : la foule partout, des gosses, des vieux, tous les pays, une nouvelle ville tous les jours, du mouvement, les médias, du bordel… Autant traquer un grillon dans une invasion de sauterelles. Ils ne savent ni où, ni comment le contact se fera, mais ils sont persuadés que c’est leur dernière chance de récupérer le bijou avant qu’il ne soit vendu en pièces détachées. Pour eux, la seule solution serait d’avoir un homme dans la course.
— Un flic qui courrait le Tour et qui mènerait l’enquête de l’intérieur ?
— C’est l’idée. Les coureurs sont au centre de tout, et c’est la meilleure place pour surveiller ce qui pourrait se tramer de suspect autour de l’épreuve. Mais ils n’ont pas d’hommes assez entraînés physiquement pour faire un concurrent crédible. C’est là que vous entrez en scène.
— Mais le Tour démarre dans moins de deux mois…
— Je sais. Il faut vous trouver une équipe et vous accréditer en vous inventant un passé. Les services de police disent qu’ils sont prêts à vous fournir tout ça. Vous serez détaché et rendrez compte à leur équipe d’enquêteurs. Qu’en dites-vous ?
* * *
Je me souviens parfaitement du jour où j’ai découvert ce qu’était le Tour de France. J’étais en vacances chez mes grands-parents, j’avais à peine dix ans. Tous les après-midi, Papy Serge se précipitait sur sa télévision. Pas question de manquer une minute de la retransmission de l’étape du jour. Il se calait dans son fauteuil aux accoudoirs usés, avec sa gourde, les yeux rivés sur l’écran, fasciné par les coureurs. Les amies de Mamie n’avaient pas intérêt à débarquer ou à téléphoner pendant l’émission, sinon ça bardait. En regardant les images défiler, Papy souriait. Je l’ai rarement vu aussi heureux. Il souffrait avec les coureurs dans les cols, il espérait avec les outsiders, avait soif quand il les voyait boire, se régalait des plans d’hélico qui suivait le long serpent du peloton se faufilant entre champs et villages, acclamé par des foules colorées. Je ne comprenais pas ce qu’il trouvait d’aussi passionnant dans ce spectacle.
Il m’a fallu deux jours pour oser lui poser la question. Il m’a alors regardé d’un drôle d’air et m’a attiré contre lui. Il a désigné la télé avec la même émotion que s’il s’agissait d’une toile de maître ou d’un magnifique coucher de soleil. Il m’a expliqué que le Tour n’était pas seulement intéressant pour la course : il l’aimait pour l’exploit sportif mais aussi pour les décors qu’il traversait. Selon lui, le Tour de France était le meilleur moyen de respirer notre pays, sa vie, sa beauté, sa richesse et sa diversité. Parfois, il reconnaissait des lieux où il était passé plus jeune, ou bien en découvrait d’autres où il se promettait d’aller.
— Il n’y a que le Tour pour nous balader de région en région, m’a-t-il murmuré.
Il m’a confié autre chose : pour lui qui ne pouvait presque plus marcher, ces hommes, sans autre puissance que la leur, lui offraient la vitesse à échelle humaine dans des décors de la vraie vie. Avec eux, il sentait la fraîcheur des sous-bois, la chaleur de l’asphalte ou les gouttes de pluie. En vivant la course à leurs côtés, il se sentait encore jeune et faisait un peu partie de leur équipe. Alors, j’ai regardé la télé avec lui. J’ai vu les églises, les avenues pavoisées, les forêts, les montagnes et la mer. Et chaque jour, quel que soit le paysage, j’ai rêvé de remporter la peluche que le gagnant de l’étape se voyait remettre par une très jolie fille. C’est cet été-là que je me suis pris de passion pour le vélo. C’est grâce à Papy que j’ai chopé le virus. Je n’ai jamais guéri depuis.
J’ai couru pas mal de courses, dont certaines prestigieuses. J’ai même remporté quelques trophées que j’étais super fier d’aller montrer à mon grand-père, mais jamais je n’aurais osé m’imaginer courant le Tour de France.
J’ai accepté la mission sans trop savoir dans quoi je m’embarquais. Dans les commandos, on nous apprend à faire face à n’importe quelle situation, mais je ne m’attendais pas du tout à ce qui allait m’arriver…
Les enquêteurs m’ont expliqué beaucoup de choses, sur ce qu’ils savaient du voleur, sur le mode opératoire utilisé lors du premier échange, sur la valeur du bijou et la typologie des individus à surveiller. Mais je dois avouer que j’étais surtout réceptif aux conseils d’entraînement des deux anciens du Tour qu’ils m’avaient adjoints pour me mettre à niveau. Cinq heures de vélo par jour. Une alimentation contrôlée, obligé de me raser les jambes, de la muscu, des massages, encore et toujours de l’entraînement. Un rythme à vous faire regretter le parcours du combattant.
J’ignorais comment j’allais me débrouiller pour mener une enquête puisque je suis avant tout militaire, mais je savais que j’avais intérêt à être prêt si je ne voulais pas m’écrouler dès la première étape.
* * *
La télé ne dit pas tout. Pendant les émissions, on voit bien qu’il y a du monde, mais on n’imagine pas à quel point. Pareil pour le bruit. C’est une fête, ça roule, ça braille dans les haut-parleurs, à chaque départ et à chaque arrivée. Entre les deux, seulement le bruit de la course, un drôle de sifflement fait du roulement mécanique des vélos et des respirations des hommes agglutinés en fonçant.
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