Gilles Legardinier
Nous étions les hommes
Il me faut la consolation des ombres de la nuit,
Cette solitude propice au réveil d’un cœur,
Pour que naissent les mots sans lesquels ma vie
Ne serait qu’un grand vide où régnerait la peur.
Pour Pascale et nos enfants,
Pour Guillaume, sa sœur et sa mère,
Pour Chloé, sa mère et son frère.
Une vie ne suffira pas.
Il faisait nuit, un peu froid. Terrée dans sa cachette, Eileen avait attendu des heures avant de sortir, mais à présent elle n’avait plus le choix. Elle devait s’emparer du trousseau de secours qui ouvrait l’accès au puits de mine. C’était sa dernière chance.
Dehors, les carapaces de tôle des vieux bâtiments grinçaient sous les assauts du vent. La jeune femme se glissa entre les rayonnages dévastés de la réserve. Le sol était jonché de paquets éventrés. Depuis trois jours, elle y venait pour ramasser de quoi survivre, comme un animal, mais elle détestait cet endroit plus que tout autre. Elle y trouvait de moins en moins de nourriture, mais cela ne la préoccupait pas pour l’instant. Elle avait trop peur pour avoir faim.
Eileen avançait pas à pas, retenant sa respiration. Le sang lui battait aux tempes. En arrivant à la porte du couloir qui remontait vers l’aile administrative, elle reprit son souffle. La jeune fille se sentait comme un chat qui se faufile au cœur d’un chenil endormi. Elle se déplaçait, tous les sens en éveil, évitant les fenêtres et redoutant chaque bruit.
Lorsqu’elle atteignit les bureaux, elle reconnut aussitôt la puanteur. Les pièces étaient ravagées ; les traces de lutte nombreuses. Entre les meubles renversés, deux corps gisaient au pied du poste radio détruit. Malgré le froid ambiant, l’odeur de décomposition commençait à devenir suffocante. En passant près des cadavres disloqués, Eileen frissonna. Les visages figés et les postures trahissaient la violence de ce qui les avait détruits. La jeune femme fit un pas et sentit une flaque poisseuse sous sa chaussure. Elle se dégagea. Le bruit de succion lui souleva le cœur. Une mare de sang à demi coagulé. Elle se mit à trembler.
Terrifiée, elle passa de salle en salle, se méfiant de chaque porte entrebâillée, imaginant des yeux diaboliques aux aguets. Elle progressa jusqu’au bureau du directeur. Lorsqu’elle découvrit que la clef de secours était toujours dans son boîtier rouge vissé au mur, le soulagement l’envahit. « Briser la vitre en cas d’urgence. » C’était le cas. Eileen étouffa le bruit du choc avec son blouson. Elle décrocha la clef et la serra à s’en faire blanchir les jointures.
Ses études de géologie industrielle ne l’avaient pas préparée à ce cauchemar. Quelques jours plus tôt, dans cette même pièce, elle fêtait son arrivée sur l’exploitation minière de Tregovna. Elle était encore folle de joie d’avoir obtenu l’autorisation exceptionnelle de venir faire son stage de fin d’études dans une des mines de métaux rares les plus stratégiques du monde. Tous ses copains de promo avaient été jaloux. Plus aucun d’eux ne le serait à présent…
Perdu au fin fond de la Sibérie orientale, à plus de deux cents kilomètres de toute vie civilisée, l’endroit était austère, vétuste. Quarante-deux hommes et quatre femmes, coupés de tout pour arracher quelques centaines de kilos de rhénium à d’anciens filons de molybdène. Avec le développement des hautes technologies, ce métal rare aux propriétés chimiques très particulières, résistant aux acides et à la chaleur, avait fini par valoir dix fois plus que l’or. La mine était un camp retranché, mais l’ambiance y était bonne. En quelques soirs, cette jolie Australienne avait fait plus de fêtes et reçu plus de propositions explicites que durant toutes ses études à Victoria. Et puis tout avait basculé.
Avec d’infinies précautions, Eileen jeta un œil à travers les vitres sales. Dehors, la place centrale de l’exploitation était éclairée par de puissants projecteurs. Le vent glacial sifflait, emportant les flocons de neige tout juste tombés. Les courants d’air sculptaient des volutes de cristaux blancs qui erraient comme des spectres. Eileen repéra l’entrée du bâtiment du puits de mine, son but. De ce poste d’observation, elle compta trois corps de plus étendus dans la nuit. À part elle, combien étaient encore en vie ?
Au loin, une porte claqua. Le sang d’Eileen se glaça. Comme une bête traquée, elle se réfugia aussitôt entre une armoire métallique et le mur. Elle se recroquevilla autant qu’elle le pouvait. Blottie, le menton collé aux genoux, les yeux fermés, elle réprima un sanglot. Elle était à bout de nerfs. Impossible de localiser précisément l’endroit où cette porte avait claqué. Était-ce le vent ? L’un de ceux qui menaient la chasse ? Le souvenir du premier cri qu’elle avait entendu lui revint. Il y en avait eu beaucoup d’autres depuis.
Eileen allait devoir rester immobile, peut-être durant des heures, pour se convaincre que le danger s’était éloigné. La veille, alors qu’elle cherchait le poste radio pour donner l’alerte, elle avait entendu un raclement suspect et s’était cachée ainsi. Une silhouette était apparue, passant près d’elle, comme un fantôme. Son esprit s’était emballé. Peut-être s’agissait-il d’une victime comme elle, avec qui elle aurait pu s’allier. Ou peut-être était-ce l’un de ceux qui, depuis quatre jours, perpétraient ce carnage. Parier sur la réponse aurait pu lui coûter la vie. Elle n’avait pas bougé. Elle ne savait même pas comment elle avait réussi à s’empêcher de crier. Elle qui, pour une araignée, s’enfuyait en hurlant, elle qui ne supportait pas les films d’horreur, avait vécu le pire moment de sa vie. Elle était restée prostrée, ne trouvant le courage de regagner sa cachette que peu de temps avant l’aube, lorsque le soleil levant avait compromis la pénombre de sa position.
Eileen savait qu’il existait une balise d’alerte radio située à l’entrée de la mine. Le dispositif avait été installé pour envoyer un signal de détresse en cas de catastrophe dans les galeries. Elle ne pouvait plus compter que sur l’arrivée de secours extérieurs pour espérer sortir vivante de cet enfer. Elle retint sa respiration afin de mieux tendre l’oreille. Elle n’entendit rien, hormis le vent qui continuait à mugir dehors, lugubre. Tenant toujours sa clef, elle s’extirpa du recoin. À pas feutrés, évitant les débris chaque nuit plus nombreux, elle gagna le couloir principal et se glissa jusqu’au sas de sortie. Le cœur battant, elle pénétra dedans, s’approcha de la porte extérieure et vérifia par le hublot que la place était déserte. Aucun mouvement. Elle abaissa le levier d’ouverture.
L’air froid s’engouffra et affola ses cheveux. Comme si elle allait se jeter à l’eau, Eileen prit une violente inspiration et se mit aussitôt à courir. Elle traversa l’espace découvert voûtée comme les soldats qui redoutent des tirs de snipers. Le sol gelé glissait et les flocons de neige lui cinglaient le visage. Ne pas s’arrêter, ne pas céder à la panique. Du coin de l’œil, la jeune femme repéra un autre corps. Elle était trop stressée pour tenir les comptes mais, en quatre jours, plus de la moitié du personnel de la mine avait déjà dû être exterminée. Elle atteignit le bâtiment de la mine et se plaqua contre la paroi. Ses mains couraient sur les murs décrépits. Essoufflée, elle remonta jusqu’à la porte, introduisit la clef et déverrouilla le lourd panneau métallique. Il lui sembla entendre un nouveau claquement de l’autre côté de la place. Un frisson de terreur la traversa. Ses doigts étaient engourdis par la peur et le froid, mais elle réussit à ouvrir. Elle se glissa à l’intérieur et referma immédiatement. Eileen souffla comme après une apnée. Scrutant la nuit par le hublot de la porte, elle tenta de déterminer ce qui avait pu provoquer le bruit. La place était toujours vide.
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