Andrew déplia la jambe du cadre et le posa sur sa table de nuit. Il plongea la main dans son sac et en sortit un petit kangourou en peluche qu’il installa avec précaution à côté de la photo, la tête tournée vers lui.
— Bonsoir, Jerry, lui dit-il.
L’animal avait les oreilles et le museau tout élimés. Ses petits yeux ronds rayés n’étaient plus aussi brillants que par le passé. Andrew l’observa avec tendresse. Après une hésitation, il finit par le prendre et le serra fort contre lui. Après avoir enfoui son nez entre ses pattes pour en respirer l’odeur, il le reposa. Bien des images lui revenaient. Certains objets ont le pouvoir d’abolir le temps, mais jamais la peine. Le réconfort qu’ils vous procurent se paie. Le bonheur qu’ils semblent raviver s’en va d’autant plus loin quand vous les relâchez, comme le ressac d’une vague.
Dans le baluchon d’Andrew ne restait plus que son téléphone portable. Il se plaça sous la lumière pour l’allumer. Aucun signal. Comme un chercheur d’or qui promène son détecteur, Blake parcourut lentement les quelques mètres qui le séparaient de la fenêtre pour tenter de capter. Rien, pas l’ombre d’un réseau. De toute façon, qui l’aurait appelé ?
Il se brossa les dents puis s’observa dans ce nouveau miroir. Un autre décor et une autre lumière l’obligeaient à se découvrir différemment. S’il n’y avait pas eu cette image de lui qui bougeait là-devant, s’il ne s’était fié qu’à ce qu’il ressentait au plus profond de lui, il se serait cru mort.
Andrew se coucha en rabattant soigneusement les draps frais autour de lui. Pour la presque huit millième fois, il ôta ses lunettes, les replia et les posa sur la table de nuit. Jerry fut la dernière chose qu’il vit avant d’éteindre. Il se cala au creux de son oreiller. Le linge sentait un de ces parfums de synthèse supposés rappeler le printemps. Son lit lui manquait déjà. Depuis combien de temps n’avait-il pas dormi dans un lit d’une seule place ? Si, un jour, il avait cru l’avoir fait pour la dernière fois, il s’était trompé. Comme tous les soirs, Andrew souhaita bonne nuit à Diane, qui dormait déjà depuis longtemps. Sept ans, quatre mois et neuf jours, exactement.
D’abord un tonnerre lointain surgi d’un mauvais rêve. Puis le pilonnage d’un bombardement dans une guerre absolue. Finalement, un coup sourd et une voix effrayante :
— Monsieur Blake, il est 6 h 15. Vous avez oublié de vous réveiller.
On frappa encore à la porte. Andrew se tourna laborieusement en essayant de reprendre ses esprits. Soudain, sa porte s’ouvrit et Odile apparut.
— Dépêchez-vous ! On est en retard. Madame ne va pas apprécier !
Il attrapa ses lunettes et se redressa.
— Et si j’avais dormi tout nu ? s’indigna-t-il.
— Alors vous auriez eu froid, fit la cuisinière sans se démonter. Prenez votre douche en vitesse, je vous attends en bas dans cinq minutes.
Andrew se leva si vite qu’il fut pris d’un vertige. Il n’eut même pas le temps de trouver le bon réglage pour avoir de l’eau tiède. Il se lava en se glaçant les os, puis se rinça en hurlant tellement c’était chaud. À peine réveillé et déjà énervé, mais il arriva à l’office dans les temps.
— Parce que c’est votre premier jour, je suis allée chercher le journal pour vous, déclara Odile. Venez à la buanderie, je vais vous montrer comment le repasser.
Andrew découvrit d’autres couloirs, jusqu’à la pièce de la machine à laver et du séchoir. La cuisinière lui désigna la planche à repasser sur laquelle était posé un exemplaire du Figaro .
— Avant toute chose, vous devez couvrir la table avec la housse « spéciale journal », parce que sinon, il y aura de l’encre sur celle de Manon et des traces sur le linge qu’elle repasse.
Elle lui plaça un petit fer à repasser entre les mains.
— Thermostat 3. Pas plus chaud sinon ça peut prendre feu. Je le sais, ça m’est déjà arrivé…
— OK, thermostat 3.
— Et vous utilisez seulement le fer avec la poignée verte parce que l’autre, c’est celui de Manon…
— J’ai compris, l’encre, tout ça, le linge propre qui se salit.
— Et maintenant, à vous de jouer.
— Je repasse le journal ?
— Exactement. Ça élimine les plis et ça fixe les encres. Ainsi, Madame n’aura pas les doigts noirs. Vous ne faites pas ça dans les grandes maisons en Angleterre ?
— On ne sait même pas lire, ronchonna Andrew. Peut-être que quand on aura fait la révolution, on vous empruntera Charlemagne pour inventer l’école.
Il s’appliqua à faire de son mieux. L’odeur de l’encre chauffée lui donnait la nausée. Il s’attarda sur un gros titre : « Le cours de l’acier augmente de plus de 20 % : menace sur l’industrie ».
Odile intervint :
— Madame déteste qu’on lise son journal avant elle.
— Vous croyez que le regard des Anglais use les pages qu’ils lisent ? Et comment le saurait-elle, d’abord ? Elle a un détecteur de mensonges dans son panier à tricot ?
— Madame ne fait pas de tricot, et vous ne devriez pas vous moquer d’elle. Vous seriez surpris si vous saviez de quoi elle est capable…
— Si déjà elle pouvait lire son journal sans avoir peur de se noircir les doigts, je serais impressionné. Ce genre de manie est ridicule.
— Vous êtes mal placé pour parler de manie ridicule.
— Que sous-entendez-vous ?
Andrew suspendit son repassage et fit face à Odile, qui répondit :
— Madame, elle au moins, ne dort pas avec une bestiole en peluche comme un bébé…
Andrew leva les bras au ciel :
— Non seulement vous vous permettez d’entrer à l’improviste dans la chambre d’un homme que vous ne connaissez que de la veille…
— Vous étiez en retard, Madame vous aurait sûrement renvoyé !
— … mais en plus vous espionnez son intimité !
— Pas du tout.
— Alors puisque vous êtes si indiscrète, laissez-moi vous raconter l’histoire de Jerry.
— Ça ne m’intéresse pas. Je ne sais même pas qui est ce Jerry dont vous parlez.
— C’est le kangourou en peluche dont vous vous moquez. Je ne voyage jamais sans lui. C’était la peluche préférée de ma fille, qui l’a baptisée ainsi lorsque son parrain qui rentrait d’Australie la lui a offerte pour ses cinq ans. Elle l’a traînée partout. Perdre Jerry aurait été le pire des drames. Pendant des années, elle s’est endormie contre lui. Elle ne pouvait d’ailleurs pas trouver le sommeil s’il n’était pas là. Et puis un beau jour, Jerry est resté assis au coin du lit. Elle ne le prenait plus dans ses bras. Quelque temps après, elle l’a relégué sur une étagère. Et plus tard, lorsqu’elle a quitté notre foyer pour aller étudier à l’université, elle est partie sans lui. C’était sans doute naturel, mais ça m’a bouleversé. J’ai pris l’habitude d’aller chaque matin dans la chambre où ma fille ne dormait plus pour dire bonjour à ce compagnon délaissé. Depuis, je l’emporte partout avec moi. Vous pouvez en rire si vous voulez…
— Je suis désolée, vraiment. Je ne voulais pas…
L’épaisse fumée qui monta soudain du journal les interrompit.
— Malédiction ! s’écria Odile en retirant le fer. Les cours de la Bourse sont en feu !
— On appelle ça la flambée monétaire.
— Rigolez. Elle va nous virer tous les deux.
— Aucun problème : regardez, les offres d’emploi sont intactes…
Installé seul à la table de l’office, Andrew se versa une tasse de thé. Après le démarrage en fanfare de cette journée, il savoura une gorgée d’Earl Grey fort et sucré. Son regard s’arrêta sur le chat, qui n’avait apparemment pas bougé depuis la veille.
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