Blake s’aperçut immédiatement que sa plaisanterie pouvait compromettre la version officielle de son parcours, mais Odile ne releva pas et enchaîna :
— Moi, je préfère les mettre au congélateur. Je trouve que ça préserve mieux leurs qualités gustatives. Dans les conserves, tout a le goût de tout.
Les gens n’entendent que ce qu’ils veulent. Blake changea de conversation :
— Mme Beauvillier ne sort jamais de sa chambre ?
— Elle descend pour ses invités, et encore.
— Je trouve dommage d’avoir une si grande maison avec un tel parc et de rester cloîtrée.
— Chacun est libre de faire comme il veut.
Elle rentra et s’adressa à Méphisto :
— Tu dois avoir faim, mon grand.
Le chat ne broncha pas. Il était presque collé à la gazinière. En ouvrant le frigo, Odile lança :
— Il commence à faire frais, monsieur Blake. Évitez de laisser la porte ouverte trop longtemps.
Andrew jeta un dernier regard vers le ciel, puis en direction de la colline boisée.
— C’est bon, je rentre avec vous.
Odile s’affairait dans le réfrigérateur. Il referma derrière lui et demanda :
— Je peux vous poser une question pratique ?
— Je vous écoute.
— Si j’ai besoin de téléphoner…
— Il y a un poste fixe dans le bureau de Madame. Elle accepte que l’on s’en serve pour les urgences. Allons bon, où est-ce que j’ai bien pu la mettre…
— Au fait, merci pour ce midi. Votre terrine était succulente.
Odile se retourna :
— Ma terrine ?
— Celle que vous m’aviez préparée sur l’assiette.
Odile devint toute rouge.
— Vous avez mangé le repas de Méphisto ?
L’animal ouvrit les yeux brutalement. Blake en fut presque plus surpris que de la remarque de la cuisinière. Comment le chat avait-il compris ? Son regard était d’une couleur orangée quasi surnaturelle.
— Je suis désolé, s’excusa-t-il sans conviction. Mais c’était vraiment délicieux, presque plus…
Il s’interrompit.
— Finissez votre phrase, s’énerva Odile. C’était meilleur que ce que je vous prépare ?
— Je n’ai pas voulu dire cela. C’était simplement remarquable.
— Comme Magnier, vous allez prétendre qu’il vaut mieux être mon chat que mon collègue ?
— Je n’ai rien dit de tel.
Méphisto suivait l’échange en tournant la tête vers celui qui parlait. Blake était fasciné.
— Mon pauvre bébé ! se lamenta Odile en se précipitant pour lui faire des mamours. Maman va te préparer très vite un nouveau repas.
Puis, changeant radicalement de ton, elle s’adressa à Blake :
— Ce matin, vous vous payez ma tête, et ce soir, vous bouffez la gamelle de mon petit. Ça suffit ! Déguerpissez de ma cuisine !
Malgré la pénombre et ses problèmes de vue, Blake était bien décidé à aller jusqu’au bout. Il devait absolument réussir à téléphoner, même si pour cela il lui fallait grimper aux arbres pour capter. Bien que ce soit pour lui une urgence, il était impossible d’appeler du manoir, où quelqu’un aurait pu surprendre ses propos. Il descendit l’allée et, après la volière abandonnée, coupa vers la forêt en direction de la colline. Il s’enfonça dans les bois, remontant vers la crête. Il se faisait parfois surprendre par des branches basses qui lui fouettaient le visage, mais cela ne l’arrêtait pas. Il continuait sans ralentir, trébuchant, prenant appui sur les troncs pour franchir les rangées de buissons et de ronces qui le séparaient du sommet.
Lorsqu’il finit par arriver au point culminant, il se retrouva au beau milieu d’une petite jungle végétale qui entravait chacun de ses pas. De là, dans un vent glacial, il apercevait les toits du manoir, et une bonne partie de la vallée au fond de laquelle s’étendait la ville voisine.
Avec précaution, il sortit son téléphone de sa poche. Il savait que s’il le laissait tomber dans cet enchevêtrement de brindilles et de plantes séchées, privé de la lumière du jour, il aurait beaucoup de mal à le retrouver. Cette seule idée lui donnait des sueurs froides. Sans ce portable, il était perdu. Il ajusta ses lunettes et plissa les yeux pour vérifier qu’il avait bien du réseau. Manon avait dit vrai. Brave petite. Son répertoire ne comptait que cinq noms. Il cliqua sur celui de Richard Ward, qui décrocha à la quatrième sonnerie.
— Bonsoir Richard, c’est Andrew.
— Comment vas-tu ?
— Pas très bien. J’ai besoin de toi.
— Tu es coincé dans une benne à ordures ? Ton bateau est en train de couler ?
— Si tu me voyais, je suis au milieu des bois, au pays des dingues.
— Jolie définition de la France…
— Richard, je veux tout arrêter. Je veux rentrer.
— Mais tu es arrivé seulement hier, et nous avions été très clairs.
— Tu n’imagines pas ce qu’ils m’ont fait subir en si peu de temps…
— Ils t’ont fait manger des escargots ? Du fromage moisi ?
— Pas loin : la pâtée du chat. Et le pire, c’est que j’ai aimé ça.
— Tu aimes la pâtée pour chat ? N’oublie pas d’en parler à un psy avant de le dire au toubib qui soignera ton occlusion.
— Richard, tu avais raison, venir ici était stupide de ma part.
— Il fallait y réfléchir avant, mon grand. Tu as promis de tenir au moins jusqu’à la fin de la période d’essai. Tu as donné ta parole.
— Hier soir, le régisseur a failli me casser le bras et il m’a collé un fusil sous la gorge parce que j’avais écrasé sa zigouillette.
— Mais dis donc, tu mènes une vie trépidante ! Je vais finir par être jaloux. Quand je pense que Melissa et moi avons bêtement regardé un film à la télé…
— Je t’en supplie. J’ai 66 ans, j’ai passé l’âge de ces âneries.
— Bravo, camarade, tu as tenu deux fois plus longtemps que le Christ ! Continue ! Par contre, si tu les vois s’approcher avec une grande croix et des clous, cours aussi vite que tu peux et appelle, je t’enverrai du renfort.
— Je suis à bout et tu te fous de moi.
— Tu étais déjà à bout avant de partir, vieux frère, et je te rappelle que c’est toi qui as voulu aller là-bas. Tu me l’as même demandé avec insistance. Mais nous nous sommes mis d’accord : tu fais ta période d’essai correctement, sans me faire honte, sans poser de problème, et après tu es libre.
— Et si ces mois-là étaient les derniers que j’avais à vivre ?
— N’essaie pas de m’apitoyer. De toute façon, si tu étais encore à Londres, tu les gâcherais aussi.
— J’aurais pu aller voir Sarah…
— Andrew, c’est honteux ! Tu te comportes comme un gosse de dix ans prêt à raconter n’importe quoi pour échapper à ce qui l’ennuie.
— Tu ne vas pas m’aider ?
— Je l’ai déjà fait, en cédant une fois de plus à un de tes caprices. Je t’ai trouvé cette place. Alors assume. Je t’embrasse, Andrew. N’hésite jamais à m’appeler si c’est sérieux. En attendant, arrête de marcher sur la zigounette des gens.
Ward raccrocha. Andrew resta seul, dans la nuit, au milieu des ronces. Il tituba. Son talon s’accrocha et il bascula en arrière de tout son long dans un amas de lianes couvertes d’épines. Il ne voulait lâcher son téléphone à aucun prix.
— Bloody hell ! , jura-t-il.
Des larmes de rage et de désespoir lui montèrent aux yeux, mais un sursaut de dignité l’empêcha de craquer. Il se vit mourir là, étendu dans ce bois où Youpla le découvrirait à moitié dépecé par les loups et les écureuils. Son corps éparpillé serait mis dans des boîtes repas d’Odile pour être renvoyé en Grande-Bretagne. Il mit quelques minutes à calmer ses pensées délirantes. Avec difficulté, il se redressa, d’abord sur les coudes, puis s’appliqua à s’extirper de son piège végétal. Ronce après ronce, il se dégagea. Lorsqu’il se releva enfin, il était épuisé.
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