— Alors Méphisto, quel est ton secret ? Fais-moi plaisir, ouvre les yeux, que j’aie au moins une petite preuve que tu n’es pas une momie de chat.
Un instant, l’idée le traversa de se jeter sur l’animal pour l’obliger à avoir une réaction, mais Odile revint avant qu’il ne passe à l’acte.
— Alors là, j’y crois pas ! maugréa la cuisinière en se laissant tomber sur une chaise. Si c’était moi qui avais fait brûler un centimètre carré de son journal, j’ose à peine imaginer ce que j’aurais pris comme savon. Et là, pas un mot. Pire, elle ne dit rien alors que vous n’êtes même pas rasé, et en plus elle trouve rigolo que vous portiez un nœud papillon vert avec une chemise bleue… Je suis dégoûtée.
Andrew sourit et commenta :
— Vous avez raison, elle n’a même pas fait de réflexion quand je lui ai déposé son plateau. Vos toasts sentaient bon, mais le parfum de mon journal grillé couvrait tout…
Odile consulta sa montre.
— Vous avez vu Manon ?
— Pas encore. Elle n’est peut-être pas arrivée.
— Si, j’ai aperçu son vélo par la fenêtre. C’est le jeudi matin qu’elle est régulièrement en retard.
Odile s’adressa ensuite à son chat :
— Souhaite-moi bon courage, Méphisto, il faut que je remonte aider Madame pour sa toilette.
Elle se leva. Avec une petite voix nasillarde, Andrew murmura :
— Bon courage, miaaouuu…
Odile fit volte-face et fixa l’animal toujours impassible avec une lueur d’espoir.
— Tu parles, Méphisto ?
— Faut pas rêver, il n’arrive déjà pas à ouvrir les yeux…
Si elle avait eu une poêle à la main, elle l’aurait assommé.
Blake finissait d’empiler de la vaisselle lorsqu’il entendit un coup de sifflet strident venu du grand escalier. Le seul qu’il ait connu aussi puissant annonçait un penalty de Coupe d’Europe. Il faillit en lâcher ses assiettes et se précipita voir de quoi il s’agissait. Le chat n’avait pas bougé pour autant.
En débouchant dans le couloir, Andrew manqua heurter de plein fouet une jeune fille qui arrivait en courant de la buanderie, des écouteurs sur les oreilles.
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Blake, inquiet.
L’inconnue retira son casque et lui désigna le palier du premier sur lequel se tenait Odile, faisant tournoyer le sifflet au bout d’un cordon. Dans le contre-jour de la fenêtre, bien droite, dominant le hall, elle ressemblait un peu à un comte sanguinaire transylvanien accueillant ses victimes.
— Pourquoi avez-vous sifflé ? interrogea Andrew.
— Pour vous présenter Manon. On ne sait jamais où elle est. De toute façon, avec sa musique, elle n’entend pas quand je l’appelle. Alors je la siffle.
La jeune fille sourit à Blake, hésitant entre lui tendre la main ou faire la révérence comme si c’était la reine d’Angleterre.
— Bonjour…, finit-elle par dire, tout simplement.
Andrew la trouva instantanément sympathique. Elle avait de grands yeux frangés de cils très noirs, de longs cheveux châtains retenus par une barrette. Sa vivacité et sa grâce lui donnaient des allures de danseuse. Même sans bouger, elle irradiait l’énergie.
— Bonjour, lui répondit-il. Je suis désolé de la brutalité de cette rencontre. J’aurais pu attendre que vous passiez à l’office.
— Aucun problème, sourit-elle. Je retourne à la buanderie, je suis en train d’étendre les draps.
Une clochette se mit à tinter violemment. Blake pensa d’abord à la porte d’entrée, mais Odile s’exclama en montant rapidement les escaliers :
— Madame m’appelle !
« Dracula a donc un maître », songea Blake. Ce n’était pas rassurant pour autant. Il se tourna vers Manon et demanda :
— Si j’ai bien compris, Odile vous appelle à coups de sifflet, et Madame appelle Odile à coups de cloche, c’est ça ?
— C’est l’idée.
— Et moi, comment vont-elles m’appeler ? Avec un revolver d’alarme ou une crécelle ?
— Le revolver d’alarme, c’est déjà pris pour le régisseur depuis que l’interphone est cassé.
— Charmant. J’imagine que l’on est supposé rester zen dans cette ambiance de porte-avions en alerte ?
— Si vous voulez, j’ai un autre lecteur MP3 chez moi… Je peux vous le prêter. En écoutant fort, on ne les entend plus.
— C’est gentil. À mon âge, il n’y a qu’à attendre encore un peu pour ne plus rien entendre du tout…
Un vacarme résonna dans le couloir du premier, ou plus exactement une cavalcade. Odile dévala les escaliers et annonça, paniquée :
— Il n’y a plus d’eau dans la salle de bains de Madame, et pourtant je l’entends couler…
— Au-dessus de quelle pièce se trouve sa salle de bains ? demanda Blake.
Odile fronça les sourcils en réfléchissant de toutes ses forces. Manon lança :
— La bibliothèque, là, juste derrière !
— Madame ne veut pas qu’on y pénètre, protesta Odile.
— On n’a pas le choix, répliqua Blake. Manon, montrez-moi.
Andrew entra dans la pièce. L’eau ruisselait du plafond. Odile observait sans franchir le seuil. Blake lui lança :
— Madame n’a peut-être plus rien dans sa salle de bains, mais j’ai le plaisir de lui annoncer qu’elle a désormais l’eau courante dans sa bibliothèque.
— Qu’est-ce qu’on fait ? demanda Odile, décomposée.
— On coupe l’eau, et vite, sinon vous pourrez lui faire couler un bain dans les encyclopédies. Où se trouve le robinet d’arrêt général ?
— À la cave.
— Pourriez-vous aller le fermer ?
— Non.
— Pardon ?
— J’irai pas.
— Dois-je comprendre que cela fait partie de mes attributions ?
Odile était comme pétrifiée. Blake insista :
— Voulez-vous au moins me montrer où se trouve ce robinet ?
— Sûrement pas. Je préfère encore démissionner. En bas, il y a les grosses araignées poilues et ces horribles souris…
— Elle a peur des araignées et des souris, soupira Manon.
— Et vous mademoiselle, sauriez-vous me conduire ? Dépêchons, l’eau coule sur les livres.
— La cave est par là. Par contre, je ne sais pas où est le robinet…
En descendant les escaliers poussiéreux et mal éclairés, Andrew se rappela que, la veille, il avait trouvé l’endroit extraordinairement calme.
Profitant du soleil à son zénith, Blake, Odile et Manon disposaient les livres mouillés le long de la clôture du potager pour les faire sécher. En voyant l’étalage, Magnier, venu chercher son déjeuner, déclara :
— Elle s’est quand même décidée à mettre tout ce fatras à la brocante.
Blake se redressa péniblement et, sans cesser de tamponner un volume relié de La Petite Gitane de Miguel de Cervantès, le salua en répondant :
— Avant qu’elle ne commette cette erreur, vous devriez au moins lire celui-là, c’est une histoire de gitans qui pourrait vous être utile.
Magnier jeta un œil.
— Ils sont trempés, vos bouquins…
— Un problème de plomberie.
— Tant que c’est pas dehors, ça ne me concerne pas.
Odile apparut sur le seuil de la cuisine et désigna une sorte de petit abri accroché au mur qui contenait une boîte hermétique.
— Votre repas est à sa place. Et n’oubliez pas de me rapporter les autres récipients.
Sans un mot de plus, elle retourna à ses occupations. Magnier récupéra sa pitance et fit demi-tour pour rentrer chez lui. En passant près de Blake, il proposa :
— Dites donc, ça vous dirait de venir boire le coup à la maison, un de ces soirs ?
— Pourquoi pas ? Dans quelques jours…
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