— Quand vous voulez, m’sieur Brake.
Manon arriva de l’intérieur avec un nouveau chargement de livres.
— Ce sont les derniers, après, on est bons, annonça-t-elle. Heureusement que vous avez réagi vite, sinon les meubles et les parquets étaient fichus. On s’en sort bien.
Blake la déchargea d’une partie des ouvrages.
— Merci, Manon.
Ensemble, ils installèrent les livres face aux rayons du soleil. Odile était occupée à ses fourneaux. Blake en profita pour demander discrètement :
— Dites donc, Manon, Magnier et Odile ont-ils toujours été ainsi ?
— Que voulez-vous dire ?
— Comme chien et chat ?
— Je ne les ai jamais connus autrement. Il ne met pas les pieds dans le manoir sauf quand Madame le demande, et elle évite d’aller dans le parc, sauf au potager.
— Il ne vous arrive pas de prendre vos repas tous ensemble ?
— Avec mes horaires, je n’ai pas le temps. Je dois être à 14 h 30 à l’école du centre.
— Qu’y faites-vous, si ce n’est pas indiscret ?
— J’aide les enseignantes titulaires en attendant de passer mon concours d’instit.
— C’est un excellent projet !
— Je l’ai déjà loupé l’année dernière et comme je vis avec ma mère, j’ai été obligée de prendre ce travail. Mais c’est sympa…
— Et puisque nous en sommes aux questions, Manon, j’imagine que vous avez un portable ?
— Évidemment, mais il n’est pas vraiment dernier cri…
— Vous captez quelque chose ici ?
— Rien du tout. Une fois, j’ai entendu M. Magnier dire que le seul endroit du domaine qui captait, c’est sur la colline, dans les bois.
— La colline dans les bois ?
— C’est ça, quelque part là-bas.
Elle désigna vaguement un relief boisé encore plus éloigné que la maison du régisseur.
La jeune femme regarda sa montre.
— Il faut que je file. Même si ça descend à vélo, j’en ai quand même pour un moment jusqu’à la ville.
— Sauvez-vous, Manon. À demain. Et ne soyez pas en retard, sinon Odile va encore siffler un carton rouge.
— Mais je suis toujours à l’heure !
— Sauf le jeudi matin, d’après ce que j’ai compris.
— C’est à cause de Justin. Le mercredi après-midi, il n’y a pas école, alors on se retrouve et on reste ensemble le soir, vous comprenez…
La jeune femme baissa les yeux avec un timide sourire qui toucha Blake.
— C’est bien de votre âge. Filez.
Manon s’éloigna en lui adressant un petit signe de la main. Blake déposa le livre qui lui restait dans les mains contre la barrière. Il était à peine humide. Le Dernier Jour d’un condamné de Victor Hugo. Diane lui aurait certainement dit que c’était un signe.
En pénétrant dans la cuisine, Andrew comprit tout de suite qu’Odile n’était pas contente. Ses gestes étaient plus secs que d’habitude et elle ne se retourna même pas pour lui parler.
— Cette matinée m’a coupé l’appétit, fit-elle. Vous trouverez de quoi manger dans le frigo, étagère du milieu. Le micro-ondes est là. Madame veut vous voir à 15 heures précises dans son bureau.
— C’est entendu.
— S’il y avait urgence, je suis là-haut, dans ma chambre.
— Vous ne vous sentez pas bien ?
— Si, au contraire. Pour la première fois depuis des lustres, je vais enfin pouvoir me reposer entre deux services. Puisque Madame a jugé bon de vous engager, autant que vous serviez à quelque chose. Je vous laisse la boutique pour cet après-midi.
Blake trouva étrange de se retrouver seul dans le fief de la cuisinière. Le chat était égal à lui-même, légèrement plus proche de la gazinière que le matin. Blake ouvrit le réfrigérateur et découvrit des empilements de boîtes de verre contenant des aliments le plus souvent impossibles à identifier. Il repéra la seule assiette. Il retira le film alimentaire qui la recouvrait, puis ouvrit tous les tiroirs jusqu’à trouver une fourchette et s’installa à table. À la première bouchée, il fut impressionné. Le plat était un fin mélange de saumon mi-cuit et de petits légumes. Andrew finit son assiette avec plaisir et la nettoya dans l’évier en se disant qu’Odile plaçait peut-être dans sa cuisine la délicatesse qu’elle ne mettait pas dans sa vie. Il retourna surveiller le séchage des livres et en profita pour s’asseoir quelques instants au soleil. Il était bien content d’avoir rendez-vous avec Mme Beauvillier. Il avait des choses à lui dire.
— Dites-moi, monsieur Blake, qu’avez-vous pensé de votre première matinée parmi nous ?
— Mouvementée…
Le soleil ne donnant pas encore directement par les fenêtres, les rideaux étaient ouverts et Andrew put enfin découvrir Mme Beauvillier. Un visage qui révélait du caractère. Des mains fines mais marquées. Elle ne portait aucun bijou excepté une alliance en or très sobre qui flottait un peu autour de l’annulaire.
— Cette fuite est un vrai problème, s’agaça-t-elle. J’ai très peur pour les livres. Vous comprenez, j’y tiens beaucoup. C’était la passion de François, mon défunt mari.
— Rassurez-vous. Manon a tout nettoyé et les livres n’ont pas souffert. Ils regagneront leurs étagères dès demain.
— Heureuse de l’entendre. Cela ne résout pas pour autant le problème de plomberie. Tout s’écroule dans cette maison… Vous demanderez à Odile le numéro de M. Pisoni, c’est lui qui se charge de tous les travaux au manoir. Faites-le venir au plus vite.
— Pisoni, c’est noté, madame.
Andrew l’imagina plus jeune et blonde, avec des cheveux longs. Cela lui allait bien. Aujourd’hui, elle avait la coiffure des femmes de son âge, les cheveux blancs soigneusement ordonnés par une mise en plis. Ses yeux étaient d’un bleu qui avait dû faire des ravages. Elle reprit :
— Demain matin, après le passage du facteur, vous irez chercher ma correspondance à la boîte aux lettres du grand portail. Nous l’ouvrirons ensemble et je vous dirai quels courriers doivent être préparés en retour.
Blake ne l’écoutait qu’à moitié, trop occupé à la dévisager. Ses lèvres étaient minces, droites, ce qui pouvait vite lui donner un air sévère si sa voix mélodieuse n’était pas là pour contrebalancer. Elle lui parla d’autre chose, mais il n’entendit pas, avant de conclure :
— Voilà, nous en avons fini pour aujourd’hui.
Blake opina, se leva et se dirigea vers la porte. Elle le rappela :
— Ah si, j’oubliais. Demain, je reçois une très bonne amie, Mme Berliner. Je l’attends pour le café. Merci de tout installer au petit salon pour 15 heures. Je recevrai sans doute encore dans les jours qui viennent. Je vous préviendrai lorsque les rendez-vous seront pris.
Andrew sortit. Il ne lui avait rien dit de ce qu’il avait prévu. Il avait été trop occupé à l’observer.
Lorsque Odile redescendit de sa chambre, Blake était adossé au montant de la porte de la cuisine ouverte sur le jardin, à contempler le paysage.
— Tout s’est bien passé ? demanda-t-elle.
— Aucun problème. J’ai rentré les derniers livres. Ils finiront de sécher cette nuit dans la buanderie.
— Parfait.
— Dites donc, je croyais qu’elle ne recevait pas grand monde, votre patronne…
— Elle est trop heureuse de montrer son nouveau jouet.
— Quel nouveau jouet ?
— Vous.
Blake encaissa. Odile, un mince sourire aux lèvres, se glissa sur le seuil à ses côtés.
— Vous le trouvez comment, mon potager ?
— Très bien.
— Vous en aviez un sur votre ancien lieu de travail ?
— Vous savez, mon truc, c’était plutôt la tôle. Les légumes, si j’en croisais, c’était pour les mettre en boîtes de conserve…
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