L’homme força encore sa clé de bras et obligea Blake à pivoter pour lui faire face.
— Pétard, ils ont pas honte ! reprit le bonhomme en découvrant le visage de son prisonnier. Ils envoient le troisième âge au charbon ! C’est moche. Dis-moi, t’es sûrement pas tout seul ? C’est pas avec tes bras de cueilleuse de thé que tu m’as tiré 200 kilos de matos ? Ils sont où tes copains ?
— Je n’ai pas de copains. Vous me faites mal. Je suis le nouveau majordome, monsieur Blake.
L’homme cligna des yeux très vite. Il avait reconnu l’accent anglais, au demeurant très différent de l’accent des gitans qui lui compliquaient un peu la vie. Il décolla le canon de son fusil de la gorge de Blake et relâcha sa prise.
— Le majordome…, répéta l’homme, déstabilisé. Je vous ai pris pour…
— Les cubes de viande de votre chien, je sais.
Blake repoussa le canon et se frictionna le bras en grimaçant.
— Vous avez une façon bizarre d’accueillir les gens, grogna-t-il.
— Vous avez écrasé ma ciboulette, fit l’homme en désignant les plantes piétinées.
— Mme Odile vous fait dire que vous pouvez aller chercher votre repas.
L’homme aida Andrew à rajuster ses vêtements.
— Je suis vraiment désolé, monsieur Steak.
— Blake, je m’appelle Blake. Je vais rentrer maintenant, c’est mieux.
— Vous ne pouvez pas partir comme ça ! C’est trop bête. Entrez, je vous paye le coup.
— Le coup de fusil ? Le coup de couteau ?
— Non, ça veut dire que je vous invite à boire l’apéro, pour fêter votre arrivée.
Après avoir eu l’air d’une brute sanguinaire, l’homme arborait maintenant le sourire le plus affable du monde. Andrew le regarda, décontenancé et un peu effrayé. Il commençait à comprendre ce qu’Odile sous-entendait en disant qu’il était « un peu spécial ».
L’homme lui tendit une main franche.
— Philippe Magnier. Je suis le régisseur du domaine.
Andrew hésita et finit par la saisir.
— Andrew Blake. Désolé pour votre cigouillette.
— Ciboulette. Une herbe aromatique de la famille des liliacées. Et puis c’est vrai que chez nous, on dit « bonsoir » à cette heure-ci. « Bonjour », ça marche jusqu’à 16 heures, enfin ça dépend des régions.
— Et après 18 h 30, vous dites bonjour avec des fusils, c’est ça ?
— Soyez pas fâché. Je vous ai dit que j’étais désolé. Et puis on n’a pas idée de regarder chez les gens comme ça.
— Au moment où j’allais frapper à la porte, j’ai entendu de la bagarre.
— Ah, ça ? C’est la télé ! Dan ne veut pas aller rendre l’argent à la police même si ça peut faire libérer James, alors Todd lui a sauté dessus.
— Je vais vous laisser, je suis certain que Bill ne va pas tarder à débarquer pour tous les arrêter.
— Vous avez déjà vu l’épisode ?
Blake poussa un grand soupir et se détourna. Magnier le retint.
— Non, sans rire, restez. S’il vous plaît. En plus, je suis plutôt content de voir débarquer un homme dans cette maison, parce que vous savez, les trois gazelles, c’est quand même des numéros.
— Les trois gazelles ?
— Mme Beauvillier, la Odile et la petite Manon. Elles sont, comme qui dirait, pas bien calmes dans leur tête…
Andrew se laissa entraîner jusqu’à l’entrée.
— Allez, donnez-vous la peine, fit Magnier. Et bienvenue.
— Si j’ai bien compris vos coutumes, c’est la seule fois où je passerai par cette porte. Le prochain coup, je devrai emprunter le vide-ordures ou la fenêtre ?
Magnier le regarda, un peu étonné.
— Pourquoi vous dites ça ?
Andrew haussa les épaules et franchit le seuil. Il eut la surprise de tomber nez à nez avec un jeune golden retriever qui lui jappa dessus. Le chien était jeune, tout fou, avec un pelage noisette.
— Couché, Youpla ! fit Magnier en faisant mine de lever la main. N’ayez pas peur, il est pas méchant.
Le chien fit effectivement la fête au nouveau venu. L’animal lécha les mains d’Andrew jusque entre les doigts.
— Si c’est lui qui était censé me manger, même en petits cubes, il en avait pour un moment…
Magnier sortit deux verres et une bouteille d’un placard en expliquant :
— Il me tient compagnie. C’est lui qui m’a prévenu de votre arrivée. Il est bon à la garde.
Blake frictionna la tête du chien et lui murmura :
— Le prochain coup, dis-lui aussi que je ne suis pas un voleur. Tu m’as l’air d’être le plus normal de la bande…
— Allez, trinquons à notre drôle de rencontre !
Magnier leva son verre. Blake se joignit à lui en frottant son menton encore endolori par le canon. Il avala le contenu de son verre et faillit s’étouffer.
— C’est du raide, pas vrai ? rigola Magnier.
— Je dois remonter. Odile m’attend.
— Elle peut bien attendre, ça lui fera les pieds. Ça fait trop longtemps qu’elle se prend pour la patronne, celle-là. Je vais venir avec vous.
Après un dîner rapide, Andrew aida Odile à débarrasser la table. Entre de longs silences, ils ne s’étaient parlé que de choses anodines. Blake en avait profité pour épier Méphisto, espérant le voir enfin ouvrir les yeux ou, mieux encore, surprendre un mouvement. Mais le chat maîtrisait à la perfection son rôle de sphinx empaillé. La bête s’était à nouveau éloignée des fourneaux, sans qu’Andrew puisse dire à quel moment. Du grand art.
Lorsque vint le moment de monter dans sa chambre, Blake ne se souvenait ni de ce qu’il avait mangé, ni de ce qu’Odile et lui s’étaient dit — sans doute un effet secondaire de l’infamie apéritive du régisseur.
— Bonsoir, madame Odile, et merci de m’avoir accepté à votre table.
— Aucun problème. Bonne nuit, monsieur Andrew. N’oubliez pas, demain matin, je vous retrouve ici à 6 heures et on entre dans le vif du sujet.
Andrew acquiesça et se dirigea vers la porte de l’office. Avant le seuil, il se retourna.
— « Madame Odile, monsieur Andrew »… Vous ne trouvez pas que ça fait un peu vieillot ? On pourrait peut-être s’appeler par nos prénoms…
— Je préfère encore le vieillot à une trop grande familiarité sociale, monsieur Andrew.
— Comme vous voudrez, même si je trouve étonnant que vous préfériez le style Jane Austen alors que je vous proposais quelque chose de plus proche de Victor Hugo…
La cuisinière n’eut aucune réaction et Blake quitta la pièce.
L’unique ampoule à économie d’énergie de sa chambre déversait une lumière froide à vous faire passer la maison de Barbie pour un frigo de poissonnerie industrielle. Si Andrew voulait se coucher, cette fois, il n’avait plus le choix : il devait d’abord ranger sa valise. Il l’ouvrit et sortit méthodiquement ses vêtements qu’il répartit dans l’armoire. Il réussit ensuite à percher sa valise vide au-dessus du meuble. Elle était tellement large que l’empilement ressemblait à un champignon. Dans la minuscule salle de bains, il disposa ses quelques produits de toilette et mit deux brosses dans le verre posé sur l’étagère sous le miroir.
Sur son lit ne restait qu’un petit sac. Il en sortit un cadre photo soigneusement enroulé dans un pyjama bordeaux pour le protéger. Un cliché d’eux trois en vacances, au soleil du sud de la France. Diane rayonnait, Sarah riait ; elles avaient chacune la tête posée sur ses épaules. Sans doute l’un de leurs meilleurs souvenirs. Ce jour-là, le vent avait arraché tous les parasols sur les plages comme aux terrasses des cafés, provoquant une atmosphère de panique surréaliste qui les avait bien fait rire. Le bonheur se lisait sur leurs visages. Ils ignoraient qu’ils vivaient leurs dernières vacances communes. Une autre dernière fois.
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