En redescendant, Andrew se rendit compte que ses vêtements étaient abîmés. Son pull et son pantalon étaient constellés d’accrocs. Complètement fichus. Ses mains, ses bras et son visage, entaillés à de nombreuses reprises, le brûlaient. Heureusement, l’allée n’était plus très loin. Blake atteignit la lisière du bois avec soulagement. Essoufflé, il hésita à aller demander de l’aide chez Magnier, mais le risque de se retrouver à nouveau torturé et mis en joue le dissuada.
Il allait remonter vers le manoir lorsque soudain, il lui sembla apercevoir une ombre qui rôdait près de la petite maison du régisseur. Il se dissimula derrière un tronc. Dans la lueur d’une des fenêtres, il repéra effectivement une silhouette furtive. Le voleur était de retour. Blake se faufila jusqu’à un massif d’hortensias pour mieux voir. Que devait-il faire ? Crier pour alerter Magnier ? Aller s’occuper du chapardeur lui-même ? À son âge, se mesurer à un homme plus jeune pouvait être dangereux…
Entre les feuilles, il vit l’ombre se faufiler le long de la façade. Soudain, la porte de la maison s’ouvrit et Youpla déboula. Pourtant, au lieu de sauter à la gorge de l’inconnu, le chien lui fit la fête ! Magnier apparut sur le seuil. La silhouette vint à lui, gracile et de petite taille. Blake était trop loin pour en être certain, mais il s’agissait certainement d’une jeune fille. Il soupira. Le régisseur et sa visiteuse entrèrent ensemble dans la maison dont la porte se referma.
Blake regagna le manoir en traînant la jambe. Dans sa chambre, sur les murs, comme les prisonniers qui ne veulent pas perdre la notion du temps pendant leur incarcération, il allait tracer un petit trait pour chaque jour écoulé. La libération n’était pas pour demain, il lui restait quatre mois à tirer.
— Notre maison est-elle en ordre ce matin ? demanda Mme Beauvillier.
— Odile prépare des gâteaux pour cet après-midi. Manon a terminé de cirer les escaliers et s’occupe du linge. Seul M. Pisoni est en retard.
— Rien d’inhabituel avec lui. Je trouve déjà miraculeux qu’il vienne si vite. Je ne sais pas ce que vous lui avez dit…
— Disons que j’ai décrit la situation sous l’angle le plus critique possible.
— Vous avez le courrier ?
— J’en reviens et j’ai d’ailleurs une suggestion : ne pensez-vous pas que l’on devrait faire réparer la sonnette du portail ?
— Si cela ne coûte pas trop cher, pourquoi pas ? Voyez avec Philippe et nous étudierons cela.
Elle fixait le courrier avec une impatience d’enfant. Blake déposa le petit paquet d’enveloppes de différents formats sur son bureau. Un à un, Mme Beauvillier ouvrit les plis cérémonieusement à l’aide d’un coupe-papier en forme d’épée. Elle avait surtout reçu de la publicité et des catalogues : « Réclamez votre lot ! », « Plus qu’une étape pour gagner ce lingot », « Votre numéro a été tiré au sort », « Vous avez remporté un magnifique lot multimédia »…
Andrew était étonné de voir que la patronne traitait ces attrape-gogos avec le plus grand sérieux. En fait de lot multimédia, il s’agissait sûrement d’un vieux cintre : si vous vous frappez la tête avec, vous voyez des étoiles ; si vous l’enfoncez très fort dans l’oreille, vous entendez vos petits os craquer. Multimédia donc. Mme Beauvillier lisait tout, observait les faux tampons officiels et les attestations accrocheuses comme s’il s’agissait d’authentiques courriers de notaires. À chaque fois, elle tendait la lettre de participation à son majordome.
— Répondez-leur sans tarder que nous ne souhaitons pas commander pour le moment mais que nous validons notre participation au concours.
Blake crut un instant que Madame lui jouait un tour, mais à l’évidence ce n’était pas le cas. Au milieu de ce déluge de prospectus, se trouvait une enveloppe verte sur laquelle l’adresse du manoir avait été écrite à la main. Étrangement, Mme Beauvillier ne prit même pas la peine de l’ouvrir et la passa directement au broyeur installé au pied du bureau. Dans un bruit de scie circulaire, le courrier ressortit en fines lanières qui tombèrent dans la corbeille. Un sourire ravi aux lèvres, elle enchaîna avec l’enveloppe suivante, qui promettait un chèque…
Blake assista à l’étonnant manège sans broncher. Il avait l’impression d’être revenu à l’époque où lui et ses cousins jouaient aux espions en se faisant croire que tous les « documents secrets » qu’ils se passaient par des guichets faits de vieux cartons étaient d’une extrême importance alors qu’il ne s’agissait que de coupures de journaux. À l’issue de leur entrevue, Mme Beauvillier semblait satisfaite, comme si elle venait d’accomplir une tâche urgente et fort utile.
En quittant l’étage, Andrew ne savait vraiment pas quoi penser de sa patronne. Il croisa Manon, qui nettoyait une sculpture représentant un ours stylisé, posée sur un buffet. Blake sentit qu’elle ne l’époussetait que pour se donner une contenance en l’attendant.
— Monsieur Blake, appela-t-elle à voix basse.
— Oui, Manon.
— Je voudrais vous demander quelque chose…
— À quel sujet ?
— Je préfère vous en parler à vous plutôt qu’à Odile parce qu’elle s’énerve tout le temps. Voilà : mardi prochain, c’est l’anniversaire de Justin et je lui prépare une surprise…
— Vous voulez votre paye avant la fin du mois ?
— Non, ça va, je me débrouille, mais j’aurais bien aimé ne pas venir ce jour-là pour tout organiser au mieux.
— Quel est votre programme, le mardi ?
— Votre étage et les deux salons.
— On devrait pouvoir survivre. Laissez-moi en parler avec Madame.
La jeune fille fit un petit saut de joie.
— Merci, vous êtes trop chou !
Andrew ne connaissait pas l’expression. Devant sa mine dubitative, Manon précisa :
— Ça veut dire que vous êtes un amour, une crème… anglaise !
L’échange fut interrompu par des coups à la porte principale. Blake descendit, mais Odile avait déjà ouvert et accueillait le visiteur.
— Bonjour, monsieur Pisoni.
— Salutations ! Ça faisait bigrement longtemps.
— Tout fonctionnait bien, expliqua la cuisinière. On n’avait pas de raison de vous faire venir.
— J’ai cru que vous étiez fâchée et que vous faisiez appel à l’autre bricolo de Plassart. Tout ce qui est facile, c’est toujours pour lui dans le coin, mais quand c’est infaisable, quand il faut un expert, c’est forcément chez Pisoni que ça tombe ! Je rêve du jour où les clients me téléphoneront pour me dire que leur problème est simple, mais ce jour-là n’est pas près d’arriver.
L’homme était petit, plutôt rond et visiblement assez sanguin. Il n’était pas venu seul. Derrière lui, un grand type tout en muscles portant une caisse à outils entra à son tour.
Odile fit les présentations.
— C’est désormais monsieur Blake, notre nouveau majordome, qui supervisera vos travaux.
Les deux hommes se serrèrent la main.
— Blake, ça sonne anglais, nota Pisoni.
— Sans doute parce que je le suis.
— Essayons de mieux nous entendre que nos ancêtres : je suis corse.
— Si la plomberie n’est pas en état demain, je vous envoie sur l’île d’Elbe.
— Je n’aime pas trop que l’on plaisante avec notre empereur, c’était un grand homme.
— Pas si grand que ça, d’après ce que j’ai compris… Mais trêve de plaisanterie, même si les Français ont la réputation de fuir le savon, allons réparer cette salle de bains.
Les trois hommes et Odile montèrent dans les appartements de la patronne. Celle-ci n’était pas dans son bureau. Odile frappa à la porte de sa chambre attenante.
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