Un coup de feu claqua dans le verger, immédiatement suivi d’un tintement de métal. Cette fois, Thomas ne sursauta pas. Pauline, si. Trop content de trouver une échappatoire, le docteur déclara d’une voix calme :
— Francis a sorti l’artillerie. Je vais lui rendre visite. L’homme rustre peut-il envisager d’évoquer plus tard ce qu’il convient de faire avec sa bonne conscience ? Ce midi par exemple ?
Pauline, impressionnée par sa maîtrise de lui-même, se contenta de hocher la tête et de le regarder s’éloigner.
— Félicitations, Colonel. Si j’ai bien entendu, vous avez mis dans le mille.
M. Lanzac exhiba fièrement la boîte de conserve perforée de part en part.
— Ça ne m’était pas arrivé depuis au moins deux mois ! Et de la ligne des vingt mètres, encore !
— Bravo !
— Cette petite escapade à la brocante m’a fait le plus grand bien. Pas autant que l’électrochoc de Ferreira cependant. Il va falloir qu’il se calme, celui-là…
— Monsieur Lanzac, puis-je profiter du fait que nous sommes seuls pour vous poser une question ? Répondez-moi en toute franchise, s’il vous plaît.
— Je n’ai rien à cacher, doc. Non, je n’ai jamais fait l’amour à trois.
Thomas s’étouffa devant Francis, dont l’œil brillait de malice. Lorsque le docteur reprit son contrôle, il demanda :
— Ma question concerne plutôt les voix dont parle Françoise. Les avez-vous déjà entendues ?
— Jamais. Et ne vous fiez pas à ce qu’elle raconte. C’est une brave femme mais je me souviens quand même que quelque temps après son arrivée, elle nous a fait une comédie parce qu’elle a aperçu un mort-vivant dans le jardin. Elle était à moitié hystérique ; elle disait avoir vu un homme vaguement verdâtre qui serait passé devant sa fenêtre avec les bras tendus en avant.
— Et alors ?
— C’était le type du service d’entretien des espaces verts de la commune. Il avait les bras en avant parce qu’il poussait sa tondeuse ! Il était couvert de résidus d’herbe et je dois admettre qu’il n’avait pas l’air très frais.
Les deux hommes partagèrent un vrai rire mais pour une fois, ce fut Francis qui redevint sérieux le premier.
— Vous savez, doc, fit-il en changeant de sujet, j’ai pas mal réfléchi à tout ce que vous avez mis en œuvre pour récupérer les souvenirs de votre fille, et je vous comprends. Si j’avais eu un enfant, je suppose que j’aurais fait pareil.
— Je n’ai pas eu d’enfant, monsieur Lanzac. Je me suis contenté d’en faire un. La nuance est essentielle, et c’est là mon drame.
— Votre conscience vous honore. Mais croyez-vous vraiment mériter la palme du pire des pères ? Êtes-vous donc convaincu que tous les gens qui font des gosses s’en occupent ? De quoi êtes-vous coupable ? Pour quelle faute vous condamnez-vous ? Depuis que je sais pour votre fille, je vous cerne mieux. La culpabilité vous étouffe et je vous plains. Jeune homme, laissez-moi vous raconter quelque chose : lorsque j’étais instructeur, je voyais débarquer toutes sortes de jeunes gens. Ils arrivaient de la France entière et de tous les milieux sociaux. Avec un peu d’expérience, vous savez vite s’ils ont été soutenus ou livrés à eux-mêmes, s’ils sont sains ou véreux. Ce qu’ils sont dépend de leur nature et on n’y peut rien, mais ce qu’ils ont reçu dépend de nous. Pas uniquement de leurs parents, mais de tous ceux qu’ils ont croisés et qui les ont forgés ou fragilisés. Une fois, je suis tombé sur une recrue que j’ai tout de suite remarquée. Le garçon s’est très bien intégré, en bon camarade. Même si ses capacités n’avaient rien d’exceptionnel, sa bonne volonté en faisait un élément de premier choix. Je me suis étonné qu’il ne parte jamais en permission. Lui ne se précipitait pas vers les camions qui emmenaient les bleus à la gare le vendredi soir. Il préférait rester seul au régiment le week-end plutôt que de rentrer chez lui comme ses camarades. Je me suis douté qu’il y avait un problème, mais je ne m’en suis pas préoccupé plus que ça. J’étais jeune sous-officier et je me suis dit que cela ne me regardait pas. Quelques semaines plus tard, il est finalement rentré chez lui, mais il n’est jamais revenu. Le lundi matin, il manquait à l’appel. Son père lui avait tiré dessus avec un fusil de chasse. Je m’en veux encore et je m’en voudrai jusqu’à mon dernier souffle.
Ému, Francis ajouta :
— Ce qui compte, docteur, c’est ce que l’on fait quand on sait. Ce qui est grave, c’est de refuser de voir. Vous n’avez rien fait pour votre fille parce que vous ne saviez pas. Elle est vivante, vous aussi. L’histoire n’est pas finie. Mais ne cherchez pas à rattraper ce qui est perdu. Je lui ai parlé, doc, je l’ai observée. C’est une petite qui a été soutenue, et je crois aussi que c’est une gentille fille.
Thomas avait la gorge serrée. Il murmura :
— Vous l’avez vue de près plus longtemps que moi dans toute ma vie.
— N’ayez aucun regret, doc. Jamais. Ils sont la rouille du cœur.
— Vous en avez bien vous-même.
— Des kilos, mais à mon âge, le fait que mon cœur soit rouillé n’a plus aucune importance. Il ne bat plus pour grand-chose.
— Je n’en suis pas certain.
Le Colonel tendit son fusil à Thomas.
— Vous ne voulez toujours pas essayer ?
— Non merci. Tirez pour moi, vous êtes plus doué.
— Alors halte au feu pour aujourd’hui. Je préfère m’arrêter sur mon petit exploit. Ainsi je pourrai vivre quelques jours de plus en ayant l’illusion de ne pas être complètement fini.
Thomas offrit son visage au ciel en fermant les yeux. Les gouttes ruisselaient sur sa peau. Il sentait l’eau s’immiscer jusque dans son cou. La première pluie depuis son retour. Pourtant, cette sensation ne l’emporta nulle part, car l’averse qui tombait ici n’avait rien de commun avec celles du Cachemire. Elle était plus douce, moins chaude, et ne durerait pas, contrairement à la mousson qui s’achevait en ce moment même en Inde.
Il rouvrit les paupières. Autour de lui, dans la rue, les passants se protégeaient et faisaient grise mine. Ici, la pluie n’était plus synonyme de vie depuis longtemps.
Une fois à l’abri du marronnier, l’ondée n’atteignit plus Thomas. Il était malgré tout trempé parce qu’il venait de passer deux heures à parcourir le centre-ville pour placer son annonce dans tous les lieux fréquentés par Emma et Romain. Thomas avait consacré beaucoup de temps à concevoir, imprimer et découper les dizaines d’exemplaires qu’il avait disséminés sur les chemins que le jeune couple avait l’habitude d’emprunter. Il en avait collé absolument partout, dans les restaurants, sur les abribus, et même sur les poteaux autour du cinéma.
« Appartement à louer, idéal personne seule, 32 mètres carrés, excentré mais loyer très attractif. » Suivait le numéro de téléphone de la résidence.
Il n’avait plus qu’à attendre. Si tout se déroulait comme il l’espérait, Romain ou Emma allait remarquer l’annonce, l’appeler, et le tour serait joué. Il était même possible qu’ils la découvrent aujourd’hui même. Peut-être aurait-il un coup de fil demain ?
À son poste habituel devant l’école, Thomas vérifia l’heure. Emma n’allait pas tarder. Enjoué, il salua le petit animal gravé dans l’écorce. Il eut soudain la surprise de voir arriver Romain, qui patienta lui aussi, mais au pied de la porte cochère. Il ne venait que très rarement chercher Emma à la sortie de ses cours. Cela signifiait qu’ils allaient passer du temps ensemble, et certainement se rendre dans un de leurs endroits fétiches, le café des Trois Tonneaux, le petit resto italien ou même, bien que l’on ne soit pas vendredi, le cinéma. Autant d’endroits où l’annonce figurait en très bonne place.
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