Dans la présence inattendue du jeune homme, Françoise aurait certainement lu un signe de bon augure pour le plan de Thomas. Le docteur avait lui-même envie d’y voir un motif d’espoir.
Emma sortit du bâtiment et, découvrant Romain, bondit de joie et se précipita vers lui. Elle se jeta à son cou. Puisqu’elle ne l’avait pas vu depuis plusieurs jours, elle l’enlaça avec une affection enthousiaste qui ne manqua pas de provoquer des commentaires ironiques et même quelques sifflets chez ses amies. Après avoir embrassé la demoiselle comme il savait si bien le faire — le docteur détourna les yeux —, Romain fit une bise beaucoup plus chaste à Noémie, Sandra et deux autres filles. Sans s’attarder, il entraîna Emma en l’attrapant par la main. La jeune femme se laissa faire de bonne grâce.
Thomas les suivit. Il se frotta les mains lorsqu’il les vit entrer au café des Trois Tonneaux. Sa machiavélique machination se déroulait à merveille. Si l’un des deux se rendait aux toilettes, il tomberait forcément sur l’annonce, énorme et encadrée d’un filet noir très visible. S’il leur prenait l’envie d’aller régler au comptoir, ils ne pourraient pas manquer la même annonce affichée sur le tableau prévu à cet effet juste derrière la caisse.
Thomas s’installa au fond de la salle, près d’un radiateur tiède sur lequel il posa les mains, et les observa. Le brouhaha l’empêchait de les entendre, mais il lui sembla qu’Emma racontait son aventure à la brocante. Elle riait en faisant de grands gestes. Elle mima ce qui ressemblait à un type avec un air pincé et une canne qui empilait des objets dans ses bras. Thomas crut reconnaître M. Ferreira à l’époque où il n’était pas encore survolté. À la fin de sa description, rayonnante, Emma sortit une enveloppe-cadeau de son sac et l’offrit à Romain. Le jeune homme ouvrit de grands yeux, embrassa la jeune femme et décacheta le pli. Oubliant un instant son obligation de discrétion, le docteur se leva de sa place pour apercevoir le contenu. Des billets. Quelle étrange situation… Emma était en train de remettre l’argent du père qu’elle ne connaissait pas au petit ami que ce dernier espérait héberger. Un imbroglio à se coller mal au crâne. Cela impliquait de surcroît que le jeune homme avait toutes les chances de régler son loyer au docteur avec l’argent de celui-ci. Peut-être un schéma aurait-il été nécessaire pour bien comprendre l’ironie de la situation car finalement, en rachetant les jouets de sa fille et en logeant son mec, le toubib allait sans doute revoir son pognon… Cette opération constituait assurément un cas d’école à dégoûter un agrégé d’économie ou à inspirer un mafieux en mal de blanchiment d’argent. Thomas s’amusa de la situation. Il était euphorique, tellement heureux que tout se déroule comme il l’espérait que, pour une fois, il ne fit aucune comparaison entre le prix des souvenirs d’Emma et le revenu moyen d’un ouvrier indien.
Romain attira Emma au creux de son épaule. Elle s’y nicha tel un petit animal, enfouissant son museau contre le cou du spécimen mâle. Même s’ils avaient été de parfaits inconnus, Thomas les aurait trouvés attendrissants. Le jeune homme murmura quelques mots à l’oreille de sa belle. Que pouvait-il lui souffler ? Lui annonçait-il qu’il avait repéré l’annonce d’un fantastique petit logement excentré mais au loyer très attractif ? Lui promettait-il d’emménager avec elle très bientôt ?
Thomas n’en eut aucune idée, mais il imagina beaucoup de choses. Les garçons font aussi cela parfois, mais moins souvent que les filles. Et puis le serveur leur déposa la note. Romain paya, et aucun d’eux ne passa ni aux toilettes ni au comptoir. Misère.
Théo trépignait :
— Mais tu comprends rien ! C’est pourtant super facile !
Le docteur lui désigna la feuille blanche et lui tendit le stylo.
— Montre-moi. Je te regarde.
— Si c’est un chien, tu fais les oreilles avec deux traits arrondis en haut de la tête. Si c’est un chat, alors tu mets des petits triangles…
L’enfant s’appliqua à dessiner, le bout de sa langue dépassant de ses lèvres — preuve qu’il était très concentré.
— Comme ça. Tu vois ?
— J’ai enfin pigé. Théo, je te remercie, tu viens de résoudre une énigme qui me perturbait depuis des semaines.
Le docteur savait désormais que la bestiole gravée dans l’écorce du marronnier était un chat.
— Théo, s’il te plaît, viens me ranger le lave-vaisselle, fit Pauline en arrivant de la cuisine.
— Pourquoi ?
— Ne discute pas, fais-le.
En rouspétant, le gamin s’exécuta. Pauline, visiblement fatiguée, se laissa tomber sur la chaise libérée par son fils tout en recoiffant une de ses mèches.
— Je suis vraiment désolée de la façon dont il vous parle, glissa-t-elle au docteur. Merci de votre patience avec lui… Je ne sais pas ce qu’il a. La semaine dernière, j’ai eu un mot de sa maîtresse. Elle dit qu’il devient difficile.
— Ne vous en faites pas. Les petits mâles ont parfois des phases d’affirmation un peu conflictuelles.
— Les vieux mâles aussi ! s’amusa Pauline. Quoique notre Jean-Michel nucléaire semble plus calme depuis quelques jours.
— Ses batteries sont peut-être enfin retombées à plat.
L’infirmière éclata de rire, mais sa bonne humeur s’évanouit lorsque le téléphone sonna.
— Laissez docteur, j’y vais.
Thomas resta à contempler les oreilles de chat et de chien tracées par le petit. Il passait de plus en plus de temps avec lui et cela ne lui déplaisait pas. Théo était très différent des garçons de son âge vivant à Ambar. Plus grand, mais moins dégourdi physiquement. Bien plus instruit, mais beaucoup moins autonome. Élevé par une mère célibataire, ce qui était extrêmement rare là-bas. La différence essentielle résidait dans le fait qu’un avenir bien meilleur s’ouvrait à lui.
Pauline revint en bougonnant. Thomas, la mine contrite, demanda :
— Encore pour l’appartement ?
— Évidemment. Et ce n’était pas Romain. Je n’en peux plus.
— Je suis désolé.
— La prochaine fois, donnez votre numéro de portable. Mais suis-je bête, l’homme rustre n’en a toujours pas !
— Cela fait partie des choses dont il faut que je m’occupe.
— Vous auriez dû me demander pour l’annonce. Je vous aurais aidé. En écrivant « loyer très attractif », c’était couru d’avance. Résultat, ça n’arrête pas d’appeler.
— Je pensais que ça n’intéresserait que Romain.
— Vous rigolez ? Vous croyez qu’il n’y a que votre petit gars qui cherche un logement à pas cher ?
Théo passa la tête hors de la cuisine.
— T’as intérêt à mieux parler au docteur, sinon il va te virer !
Le dos raide et douloureux à force de lire assis à même le sol, le docteur jeta un œil sur sa montre rayée. Comme chaque soir, le moment était venu. Il referma son cahier de notes presque entièrement rempli et le plaça devant le lapin et l’ourson qui en assuraient désormais la garde. Il quitta la chambre consacrée à Emma en posant sur le lieu un regard attendri. C’était sans aucun doute la pièce la plus vivante de son appartement. S’il n’avait pas craint d’être ridicule au cas où il aurait été entendu par les résidents à qui rien n’échappait, il aurait souhaité bonne nuit à chacun des jouets, avec une attention particulière pour la figurine du petit singe portant un bébé sur son dos.
Il traversa le palier et pénétra furtivement dans l’autre logement de fonction. Sa capacité à attendre avait toujours été l’un de ses atouts. C’est à cette heure-là qu’il avait entendu le mystérieux chant et depuis, chaque nuit, Thomas n’espérait qu’une chose : pouvoir l’écouter à nouveau.
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