— Qu’est-ce que vous faites ?
— J’en ai marre, j’étouffe. Il me faut du changement. Pouvez-vous m’aider à déplacer le bahut ici ?
— Et votre lit ?
— Je le ramènerai au fond. Ainsi je pourrai voir le jardin et la télé sans me lever.
— Comme vous voulez.
Au moment où Thomas et Jean-Michel s’apprêtaient à pousser comme des forçats, Pauline apparut sur le seuil.
— Théo, viens voir ! s’exclama-t-elle. On dirait ta chambre. Le même foutoir — et pour mon malheur, je crois d’ailleurs que c’est la même pauvre créature qui va être condamnée à ranger…
Les deux hommes y allèrent de bon cœur, mais le meuble bougea peu.
— On ne vous a pas appris que vide, c’était plus léger ? ironisa Pauline.
— Le tout est de savoir quelle dépense d’énergie est la plus rentable, rétorqua Jean-Michel. Pousser comme une mule une armoire pleine ou s’échiner à tout vider comme un pleutre…
L’infirmière ironisa :
— Comme si déplacer du mobilier était une question de courage, voire d’honneur ! Le lumbago que vous allez vous choper vous donnera la réponse.
Pauline et même Théo apportèrent leur concours. En peu de temps, le nouvel agencement fut achevé.
— Merci, mademoiselle, merci, docteur, et merci à toi, mon grand.
— Essayez quand même de ne pas déménager tous les jours…, supplia Pauline.
— Maman, fit remarquer Théo, pourquoi le monsieur ne mettrait pas son lit dans l’autre sens, ce serait moins serré ?
L’idée sembla aussitôt séduire M. Ferreira.
— Il a raison, le petit. Maintenant, ça me semble évident…
Le docteur s’adossa au mur en soufflant et Pauline chassa son propre enfant.
— Toi, tu files terminer tes exercices immédiatement parce que sinon, ça va barder !
— Mais c’est toi qui m’as dit de venir voir !
En fin de soirée, Thomas effectua une dernière ronde pour s’assurer que tout était en ordre. Les portes du foyer étaient verrouillées, les résidents dans leurs chambres, les lumières, la cafetière et l’ordinateur éteints. Il espérait vraiment que personne n’aurait besoin de lui parce qu’il souhaitait pouvoir se consacrer entièrement à ce qu’il attendait avec impatience. Il monta chez lui, avec l’intention non pas de déménager comme M. Ferreira, mais d’emménager.
Il avait entièrement vidé et nettoyé la plus grande des chambres de son logement pour y installer toutes les affaires d’Emma. Vu le volume de souvenirs rachetés, il y avait désormais dans cet appartement plus d’affaires à elle qu’à lui. L’idée lui plaisait. Étant donné le rythme soutenu avec lequel les résidents lui avaient livré leur butin derrière l’église, il n’avait pas vraiment eu le temps d’en faire l’inventaire. C’est donc comme un enfant au matin de Noël que Thomas déballait les cartons et les caisses.
Il ouvrit le premier emballage. Avec le soin qu’il aurait mis à manipuler des reliques sacrées, il en sortit les objets les uns après les autres. Il tâta une peluche en forme de lapin. Pas question de l’attraper par les oreilles : il glissa une main dessous, comme s’il était vivant. Il le caressa. Il prit ensuite un petit camion de pompiers à rétrofriction, qu’il remonta et fit rouler. L’engin traversa la pièce et alla cogner contre le mur. Thomas n’aimait pas que ce véhicule puisse se retrouver bloqué devant un obstacle. Il se leva et le gara face à lui, avec un horizon dégagé.
Un à un, Thomas extirpa ses trésors et les étudia soigneusement. Pour chacun, il tentait d’imaginer tout ce qu’Emma avait pu vivre avec. Le sol de la pièce se retrouva peu à peu envahi d’un bric-à-brac hétéroclite et multicolore. Thomas installa le petit bureau au fond, comme l’autel de son sanctuaire. Dessus trônait le petit château, tellement usé qu’il n’avait aucun doute sur le temps qu’Emma avait dû consacrer à jouer avec.
Thomas passa ensuite en revue les DVD. Il y découvrit quelques classiques avec lesquels lui aussi avait grandi, mais surtout des films plus récents dont il n’avait jamais entendu parler. Il était décidé à les regarder, tous, pour voir ce que sa fille avait vu et approcher son imaginaire.
Lorsqu’il s’intéressa aux livres, Thomas remarqua tout de suite le petit volume aux couleurs vives sur les animaux de la ferme. Les coins étaient râpés, la couverture patinée. Les surfaces à base de peluche ou de matières variées censées éveiller l’enfant se trouvaient dans un tel état que Thomas sut qu’il tenait l’un des ouvrages favoris de l’enfance d’Emma. Il imaginait ses petits doigts s’amusant sur les formes et les textures. Céline lui avait sans doute lu les textes. Il imaginait sa voix récitant les aventures du petit poussin curieux face à ce monde inconnu. Thomas apprécia particulièrement le passage où le chien prenait délicatement le pioupiou dans sa gueule pour le poser au sommet de la brouette afin qu’il puisse admirer la basse-cour de plus haut. Le docteur enchaîna avec un livre sur l’odyssée d’un terrible pirate. Perdant toute notion du temps, Thomas passa des heures plongé dans les histoires qui avaient dû amuser, faire rêver ou émouvoir Emma au fil des âges. À travers ces univers, il se rapprochait d’elle.
Ayant parfaitement aligné les vaches et les moutons de la petite ferme, Thomas regarda sa montre. Emma devait dormir depuis longtemps et Kishan était sans doute déjà parti au travail. Il lui restait encore de nombreuses merveilles à découvrir, mais il préféra se les réserver pour d’autres soirs. Il s’étira et contempla l’étalage d’objets qui occupait toute la surface de la chambre. Avant de quitter la pièce, il déposa les peluches sur le bureau et leur confia la garde de son temple.
Dans la pénombre de la pièce dont il venait d’éteindre la lumière, l’éclairage du couloir se refléta dans l’œil du lapin, qui sembla tout à coup prendre vie. Thomas s’en amusa. Les choses existent parce que l’on y croit.
L’esprit trop en ébullition pour avoir envie de dormir, Thomas décida d’aller vérifier un point qui allait peut-être s’avérer utile. Sur la pointe des pieds, il quitta son logement et traversa le palier. Il pénétra dans le second appartement de fonction. Plus petit que le sien, celui-ci était encombré de meubles et de toutes sortes d’objets allant d’instruments de musique à des sacs débordant de décorations de Noël. L’état général des pièces était cependant bon. L’idée de Thomas prenait corps.
Le médecin s’apprêtait à ressortir lorsqu’un son inhabituel attira son attention. Un chant ? Il revint sur ses pas et tendit l’oreille. Pas de doute : bien qu’à peine audible, une voix masculine, magnifique, flottait dans la nuit comme une invocation tombée des cieux. Elle était si lointaine qu’il était impossible d’en déterminer la source. Lentement, Thomas tourna sur lui-même pour tenter de la localiser. Le moindre froissement de ses vêtements suffisait à effacer la mélopée. Était-il en proie à une hallucination ? Le son ne venait ni de la pièce, ni de la chambre de Françoise située juste en dessous. Thomas s’immobilisa et se concentra. Il était fasciné, à la fois par la beauté lyrique de ce qu’il entendait et par son inaccessibilité physique. Un opéra céleste hors d’atteinte. Il resta là longtemps, à écouter sans en percer le mystère.
« Hello Thomas,
« Mon premier message est pour toi. Nous avons enfin une ligne et j’espère que tout marchera pour que cette lettre électronique t’arrive. Mon père est avec moi pour t’écrire et il te salue. Il a commencé à lire les livres que tu lui as laissés. Seulement quelques pages par jour. Il dit que lire ta langue est difficile mais que ça vaut la peine. Moi, je ne suis pas capable de lire. Écrire est beaucoup plus dur que parler mais j’étais très pressé de te faire signe.
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