Haut dans le ciel, un busard tournoie, sans se presser. La terre vue à vol d’oiseau est un immense chaos désolé, fait de ruines, où coulent des torrents blancs minces comme des crachats. Un cri jaillit d’un arbuste, et on ne voit rien ; un « rak-rak-rak-rak » inconnu qui serre la gorge et soulève des nappes d’inquiétude.
Encore plus haut dans le ciel, sur la voûte plate peinte en bleu, les nuages continuent à nager. L’un d’eux est très long, avec une espèce de queue filiforme qui se fond dans l’éther. Ils changent de forme sans cesse, avec d’insensibles métamorphoses ; ils se font et se défont, se groupent, se séparent, tournent autour des pics, s’effilochent, sont bus.
À l’autre bout de la vallée, là où la rivière disparaît, il y a deux pitons verticaux sur chaque berge, dans le genre de montants de porte. Après eux, c’est l’inconnu. Le fleuve doit continuer sa route sinueuse, et les talus doivent être verts, sans doute, avec d’autres oliviers et d’autres roseaux.
Mais ici, dans ce coin encastré, on dirait que tout a été gribouillé ; l’air si net, la fraîcheur, l’ombre, le vent, tout cela est nu, incroyablement nu. Le relief est fixe, presque verni. Entre les murs des montagnes, les lignes se croisent, les unes fines, les autres lourdes, pour toujours. Rien ne bougera, rien ne changera. Les rocs sont impassibles, en équilibre, les arbres et les herbes sont plantés droit dans le sol, et le silence peuplé règne. C’est un embrouillamini de tissage, avec des nœuds, des couleurs placées, des pâtés noirâtres. Il faut vivre là-dedans, il faut être une tache parmi d’autres, un petit point d’encre que montre une flèche. Au cœur du spectacle, insecte de ce lieu, vraie sauterelle agenouillée et méditative. Voir tout. Vivre tout.
Un creux minuscule est votre domaine : autour de vous, l’horizon est limité par des talus gigantesques, où poussent des espèces de troncs velus. Près du sol raboteux, l’air est chaud, chargé de parfums, et il s’élève en chancelant. Impossible de voir plus haut : l’atmosphère, à quelques centimètres du sol, devient tout à coup opaque, parcourue de cloques comme une surface liquide. On ne vit pas plus haut que la poussière, un poids terrible enchaîne au niveau de l’écorce terrestre. Ah, si on avait des ailes ! Mais rien à faire, il faut ramper sur les blocs d’humus qui s’éboulent. Et ici, pas de repos : le sol vit, il bouillonne sans cesse, il gémit, il s’ouvre et se referme comme une bouche ; des bulles viennent crever sous vos pieds, des vibrations lentes et harmonieuses ébranlent lourdement la croûte de la terre, et les vagues de l’air passent en hurlant entre les colonnes des roseaux. La végétation est tellement touffue que le soleil ne touche jamais le sol de ses rayons. Les animaux qui marchent sont blêmes, aveugles, tâtonneurs. Ils sont les proies des autres bêtes ailées qui volent au-dessus de leurs têtes en fouillant les coins sombres avec des yeux voraces enfouis dans des carapaces lustrées. La terre est vraiment terrible quand on la connaît bien. Les monstres n’y sont pas rares, non, les monstres n’y sont pas rares.
Au sud, la vallée va en descendant le long de sa pente, la rivière aux eaux grises coule vers la mer, tranquillement ; l’inclinaison du sol est presque insensible, et les montagnes se fondent à l’horizon en une sorte d’ondulation aux courbes délicates. Là-bas, tout près de la mer, le ciel a pris des teintes jaunes et roses, et les nuages se sont complètement dissous dans l’atmosphère. Seul un rideau de brume, couleur de nacre, rappelle que l’humidité est dans l’air, que les gouttes d’eau pulvérisées flottent comme des poussières, à des kilomètres de hauteur.
Loin des cubes disloqués des montagnes, c’est le lieu où habitent les hommes ; ils ont construit leurs maisons sur les flancs de la colline, face à l’embouchure de la rivière, et ils vivent là, ils cuisent leurs repas, ils font des feux au milieu des terrains vagues. Les routes s’insinuent à travers les bosquets, suivent les méandres des cours d’eau, se croisent et se recroisent sans arrêt. Sur ces petits chemins blancs, les voitures marchent les unes derrière les autres, pareilles à des colonnes d’insectes. Les plants d’oliviers sont plus nombreux, et parfois, de très haut, on découvre des sortes d’hexagones de terre, où poussent les rangées de maïs. Les hommes habitent au bout de la grande pente du fleuve. Ils mènent leurs vies besogneuses, penchés par la descente du sol, dans les espaces ouverts où le soleil brille du matin au soir. Chez eux, il n’y a pas de nuages, ni de murs de roc. Tout est doux, agité d’une fièvre tranquille, et le temps passe vite.
Les arbres doivent être beaux, pas rabougris comme ici ; des arbres forts et féconds, lourds de fruits et de feuilles, avec des branches régulières comme les pointes d’une fourche. Les bruits et les odeurs doivent se multiplier, et il doit y régner sans cesse un air plein de promesses pour les êtres humains, plein d’inquiétude et de haine pour les bêtes sauvages.
Ici dans ce cirque fait de crevasses et de promontoires, à la fois étouffant et libre, les animaux n’ont rien à craindre. La terre et les rochers sont à eux, et leurs jeux cruels et insignifiants peuvent se livrer totalement. La lumière ne les éclaire pas ; les fourmis n’ont pas à redouter le terrible soleil de midi qui les déshydrate et les dessèche sur un caillou plat. Seuls l’eau le froid et l’ombre les environnent.
Le soleil est rare : il passe derrière les cimes, apparaissant et disparaissant selon la découpure des montagnes. La lumière ne vient pas de lui, dirait-on ; elle semble jaillir de la voûte du ciel tout entier, et se précipiter en avalanche furieuse dans le trou de la vallée. Là, elle se répercute comme un écho contre les parois abruptes, elle rebondit et vole en tous sens, elle heurte les dards de rocaille, elle cogne comme une brute dans l’entrée des cavernes et contre les plaques de galets. Sur la surface frissonnante de la rivière, elle glisse, coupée, et ne pénètre pas. Elle recouvre tout sur son passage, elle glace, elle enduit. Les rocs et les talus deviennent blancs, leurs carapaces hermétiques saturées de cette lumière sans pitié. Il semble que rien n’ait pouvoir d’arrêter cette pluie décolorante ; car son origine même est inconnue. Il n’y a pas de soleil à éteindre, ni de lune à couvrir de nuages. La lumière fait partie de la violence du paysage, et la terre, soumise, ne peut que s’offrir à elle, lui tendre sa peau ridée et douloureuse.
Sur le sol, les petits cailloux rougeâtres brillent comme des diamants, et des feux délavés jaillissent en étincelles hors des galets alignés le long du fleuve. Les couleurs brûlent, les unes contre les autres ; le vert des feuilles, le rose du lit de la rivière, le bleu du ciel, le noir des ronces, l’ocre de la montagne, le blanc des pétales de fleurs. Tout est durci, raidi, possédé. Mais est-ce bien ce qu’on appelle la lumière ? Car même les sons et les odeurs en semblent pénétrés, les guêpes volent avec un bruit droit comme un trait de crayon, et les aiguilles de pin soulèvent un parfum en zigzag, cassant, profond, plein de pointes et de colles.
À gauche, à droite, devant, derrière, les montagnes sont debout ; ce sont elles qui ont ainsi modifié la vie dans cette vallée. Elles sont les responsables de cette âpreté et de ce mystère. Car les montagnes sont des êtres vivants ; elles ont des corps, elles ont des yeux, elles respirent. Leurs dômes immenses sont des ventres, leurs cimes portent les traces grandioses des ordres qu’elles ont donnés une fois pour toutes à ce qui les entoure : soyez durs, soyez durs. Dans le silence, dans le vide, soyez durs. Elles dressent leurs masses boursouflées, aiguës, vers les quatre coins du ciel ; certaines paraissent même fixées dans un équilibre vertigineux, assises, immuables, et pourtant inclinées de telle sorte qu’elles auraient dû tomber depuis des siècles, s’écraser mollement sur elles-mêmes et se résoudre en glissades de sable. Elles ont poussé selon un plan incohérent, larges rides de lave en fusion, vagues de magma pétrifiées en plein déferlement. Et puis elles sont restées comme ça, telles que la terre apaisée les a laissées, grotesques, inaccessibles. L’harmonie du silence est déjà à l’intérieur de leurs contorsions. Leur vie maintenant n’est plus une vie de mouvement et de volcan, mais un poids de simple calme et menace. Des tonnes, des millions de tonnes de mutisme et de grandeur, une colère paralysée qui écrase tout, qui maintient tout sous son socle.
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