Entre leurs pyramides, l’autre vie, celle de la rivière et de la vallée se défend comme elle peut ; elle grignote, elle effrite, doucement, an par an, siècle par siècle. Mais elle est quand même vaincue par l’éternité. La roche sera là, bien après que les rivières se seront évaporées et que les os des bêtes seront anéantis. Quand la planète ne sera plus qu’un trognon desséché, où tombent les aérolithes, il y aura encore des murs de rochers, des failles, des abîmes, des colonnes de force implacable. Il y aura encore des montagnes.
Cela, il faut le savoir ; car rien de cette vie sinueuse et dévorante, rien de cette usure, dans la prison de la vallée, n’est étranger au pouvoir de la roche. Même le sable, même les morceaux plats qui se détachent des flancs de la montagne, à la saison des pluies, sont pleins d’une force de vainqueur. Ici la vie n’est pas une guerre : c’est tout simplement un mouvement naturel des choses, qui fait que chaque morceau du paysage est aspiré par la matière rocheuse, et s’y confond. Il y a un courant d’air froid qui mène vers le minerai, et les objets tremblent du désir fou d’entrer tout vivants dans la pierre. L’eau de la rivière, par exemple : elle semble flétrir les murailles qui l’entourent. Et pourtant, sa vie est la même ; l’eau n’est que rocher, forme du rocher, éternité inconnue de la montagne. L’air aussi est fait de roches, construit avec de larges prismes de matière illimitée, dont le pouvoir est de durer ; qu’importent les différences de nature, d’aspect, de finalité ? Sur la terre, au ciel, dans les eaux, tout est pierre, parce que tout n’est qu’infini, éternité glorieuse de la matière, indissolvabilité de ce qui est et ne pourra jamais ne plus être.
La montagne dresse son mur vertical, si haut qu’il semble impossible de ne pas s’écraser sur lui. De chaque pic descend vers la vallée une arête presque droite, d’où partent d’autres lignes obliques, découpant le pan de rocher en prismes irréguliers. Au milieu de la montagne, fuyant la courbe dépouillée d’un col, un ravin dégringole la pente avec des flots de cailloux et de longs sillons noirs remplis d’une ombre repolissante. Sur la face de ce mur gigantesque, des arbustes ont poussé par touffes, pareils à des algues accrochées à un roc sous-marin. La pierre est gris-blanc, les algues sont vert foncé, quelquefois rouges. Elles occupent toute la surface visible de la montagne, et il y a de grandes chances pour qu’elles poussent aussi sur les surfaces qu’on ne voit pas ; mouchetures régulières, âpres, tordues vers les cimes afin de survivre. Les racines courent à fleur de roc, visibles, étalées en étoile comme des serres d’oiseaux de proie. La pluie et les écoulements de poussière doivent filtrer entre leurs branchages maigres, et le soleil levant, lorsqu’il éclaire la façade, doit faire monter, puisée directement dans la paroi abrupte, une sauvage chaleur électrique à travers les fibres de bois vert. Par endroits, la végétation manque : à la base de la montagne, sur la gauche, un triangle de terre jaune est creusé.
D’autres ravines viennent du haut de la montagne ; les pluies d’automne ou de printemps les ont marquées, fines nervures serpentant comme des routes, prodigieux torrents de poudre et de pierre que la sécheresse a durcis pendant des mois.
Partout les masses de rocher se sont élevées, cabossées, fêlées, vieilles de millions d’années ; les dos lourds et raboteux, les silhouettes éléphantesques où grouille la vie. Les arbres et les animaux sont des parasites, leurs racines et leurs griffes fouillent sans cesse le roc. Parfois l’orage s’installe sur une cime, et les assauts multipliés de la foudre ébranlent les pitons, tandis que la pluie et la boue roulent sur leurs flancs, pareilles à des nappes de larmes voraces.
Dans les creux, dans les trous des ravins, il n’y a pas une âme ; il ne reste plus rien que la pierre et l’air déserts, seuls au contact l’un de l’autre. Le vent froid glisse en vibrant ; le roc ne bouge pas. Le silence, là, est à peu près total, et le mouvement s’est fermé en cristaux très durs ; il n’y a rien sur le roc, ni en dessous, pas une bête, pas un ver, pas une herbe. Pas un parfum en train de frémir dans l’air. La terre est absente, et le sable qui se forme, un grain tous les six mois, s’évapore aussitôt, on ne sait où. Pauvreté, extraordinaire pauvreté de la pierre, de la pierre nue, immobile, sereine, froide dans le temps. À la verticale, il n’y a rien non plus ; il faut peut-être parcourir des millions d’années-lumière avant de rencontrer autre chose.
Toutes les nappes de rocher ont été faites pareilles : des tonnes de matière dure, écaillée, rayées de stries obliques.
Des tonnes de frais et de calme, posées là, en avant, les unes sur les autres ; entre elles, parfois, il y a des vallées, des lacs, des maisonnettes aux toits de tuile où les hommes vivent, entourés de champs d’oliviers aux douces couleurs grises. Cela se peut. Des routes, des églises, avec des villages autour, des noms de lieux, Marie, Saint-Dalmas-le-Selvage, Les Baux. Des vacheries, des prés verts, des étangs, des ruisseaux habités par les poissons. Il peut y avoir des douceurs et des parfums délicats, par endroits. Mais ce n’est rien à côté des kilomètres de sauvagerie et de calme, ce n’est rien à côté de ces murs immenses, tout droits vers le ciel pur, de ces montagnes blêmes où rien n’est tranquille, de ces dards lancés vers l’infini, muets, de ces blocs de pierre couverts d’angles et de stries, où une sorte de haine résonne sans fui, sans raison, comme un mystère de violence très ancienne, qui serait la nature même de leur poussée hors des marécages bouillonnants de la terre.
Le cirque des montagnes, s’il était vivant, c’était de cette vie-là ; de cette force sans pareille qui l’avait fait se lever et combattre la molle usure du temps. Comme un cratère, répandant autour de lui le trop-plein de vigueur du monde en expansion, la montagne avait soulevé une fois pour toutes sa respiration de géant. Elle était dressée, toute sa matière utilisée à l’extrême, contre le néant, contre le règne du vide. Elle projetait autour d’elle, avec l’ombre, son faisceau de lignes cassées, et le faisait rebondir en tous sens, mue par une fureur majestueuse. Partout, elle intervenait. Devant, elle heurtait comme un obstacle, elle repoussait ; son front blanc poussait vers vous, vous assommait. Sur les côtés, elle vous enserrait la poitrine et vous étouffait lentement, vous étreignant dans son étau. Elle était froid, vertige. Et derrière, elle surplombait, elle écrasait sous ses pieds. Plus que verticale, elle se renversait sur vous ; elle vous tordait la nuque, et le fardeau éblouissant, pire qu’une haleine de glace, faisait transpirer doucement votre front, déroulait devant vos yeux révulsés les visions de terreur qu’ont seuls les vaincus. Tout allait tomber ; les éboulis allaient se déclencher, les avalanches allaient déboucher avec un bruit de tonnerre, engloutissant tout sous des tonnes de décombres ; la montagne si haute qu’on n’en voyait pas la fin était catastrophe inimaginable, fusant de toutes parts comme une mort active dont il fallait être la victime. On n’était rien. On était une miette, une frêle ronce recourbée, une vieille botte de conserves rouillée qu’un seul caillou aplatirait.
Mieux encore : la montagne ne tombait pas ; on tombait. On était renversé, enfoncé dans le tunnel du gouffre sans fond ; vaincu au bout d’un puits noir où régnaient la lueur mouillée des étincelles et l’âcre odeur des rochers qui cognent.
La face contre le sol, on voyait la dureté plate en train de survenir ; le roc s’émiettant sur place, non pas en poussière, mais en plaques rêches, crissantes, espèces d’armes tranchantes prêtes à dépecer la chair, à ensevelir tout ce qui n’était pas elles. Tout était défenestration.
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