Autour de l’herbe, le monde est circulaire, figé, invisible ; les choses existent sans phénomènes, ou avec des phénomènes tellement minuscules que cela ne vaut même pas la peine d’en parler. Les choses sont là par blocs, par îlots ; elles sont loin ; rien ne vient vers l’herbe, rien n’entre en elle autrement que par les fibres des feuilles ou par les filaments des racines. Rien ne communique. Et pourtant, ce n’est pas la mort, bien au contraire. C’est la vie hétéroclite, sans rapports avec le reste du monde. C’est la parcelle de la vie commune, le petit bâton planté tout seul dans sa terre, sans liens ni chaînes. C’est la vérité isolée et sereine, la majesté d’être soi, nu et solitaire, d’être une miette de la réalité et de ne pas même savoir qu’on est cette miette. Comme pour les oliviers, comme pour les buissons, les ronces, les chardons, le temps n’existe pas, le bruit n’existe pas, l’action n’existe pas ; et ce néant qui est si plein, si intense, c’est la vérité initiale et victorieuse de la matière, de la chose plongée dans le tout, vivante ni contre les autres, ni vers les autres, mais pour soi, pour soi seulement.
Dans la vallée, cette force végétale était installée partout ; elle faisait craquer les carapaces croûteuses de la terre, elle disloquait les caillots au plus profond du sol, elle rampait, creusait, cherchait son issue. Les voies qu’elle se frayait doucement, ainsi, dans l’élément poudreux, étaient les preuves de sa vie et de son pouvoir. Rien ne les arrêtait. Le monde était vraiment à la merci des plantes et des racines. Depuis des siècles, elles n’avaient cessé de travailler ce domaine inerte, de ronger les rochers, de dissoudre le phosphate, sans pitié, en faisceau de forces menues. Monde sans douleur et sans joie, monde paisible et meurtrier, si proche de la mort et cependant si vivace.
À travers les forêts de feuilles et d’herbes, les insectes rares bougeaient : un scolopendre passa près d’un débris de bois pourri ; une fourmi géante, longue d’au moins trois centimètres, se promenait sur le rebord d’un mur. Corps rougeâtre, trapu, et large tête noire aux mandibules puissantes. La fourmi avança sur les pierres du mur, déplaçant avec ses pattes des éboulements de grains de poussière ; elle s’approcha d’une mouche, qui aussitôt s’envola ; elle tâta un fétu de paille, s’arrêta, puis, prise tout à coup d’une panique incompréhensible, elle se mit à courir follement et s’engloutit à l’intérieur d’une fissure.
Sur la route, sur les branches des arbres, d’autres fourmis marchaient ; le mouvement de leurs corps grouillait incessamment, avec une espèce de furie méticuleuse, pleine de pattes et d’antennes, dans le genre de chemins animés.
Des touffes d’herbe coriace avaient réussi à percer le revêtement de goudron, et vivaient à ras de terre, indéracinables, malgré les coups répétés des pneus de voitures.
Le vent tiède, bruyant par moments, passe ; il suit les escaliers de la colline, avance le long de la vallée, déplace des plaques de fraîcheur, ride la surface de l’eau dans les mares croupies, déporte une guêpe, fonce dans un trou de la montagne. Il va continuer ainsi, très loin, jusqu’à la source du fleuve. Car l’air aussi est vivant : il bouge doucement, s’arrête, puis souffle plus fort. Dans le gaz transparent, embaumé, tantôt froid, tantôt chaud, les bactéries sont portées ; des animaux minuscules, au corps tout rond, voyagent en groupe sur une poussière. Des graines tombent d’un arbre, ou pleuvent d’un pissenlit. Elles iront dans la terre, rejoindre les gouttes d’eau et les larves, et là, elles pourriront lentement dans la gangue de chaleur, au sein du secret gonflé de torpeur ; le moment venu, elles éclateront, et une nouvelle tête de feuille cherchera avec douceur, avec puissance, sa voie particulière.
Ici, dans ce cirque entouré de montagnes, tout était présent ; les animaux innombrables, les fleuves, les ruisselets, les ruisselets des ruisselets, les mottes, les végétaux, rien ne manquait ; on vivait dans une série de mondes concentriques, qui s’emboîtaient parfaitement les uns dans les autres : le monde pour les fourmis géantes, le monde pour les scarabées, le monde pour les astrances, le monde pour les roseaux, le monde pour les oliviers, pour les pins parasols, ou pour les silex taillés ; le monde pour le corps de l’eau, celui pour les vers de vase, celui pour les mouches ; le monde pour les serpents, le monde pour les hommes, le monde pour les fourmis naines. Et pourtant, cela n’était qu’une apparence. Car, en vérité, le monde n’était qu’un, et tous l’habitaient ensemble. Mais il ne devait pas y avoir de partage. La réalité était au-delà, toujours au-delà. Vaste, multiforme, sphérique. La paix de cette vallée était une torture inexorable, un mal qui défiait chaque créature dans son autonomie. Il n’y avait pas de paix. Il ne pouvait pas y avoir de paix. Au contraire, il y avait quelque chose d’enragé, de dément, de durablement cruel, qui régnait à l’intérieur des êtres. Ni douleur ni jouissance, mais un engorgement terrible, un embrasement indicible, une montée en tempête, pleine de vertiges et d’excitation. Le sentiment violent d’être, sans doute ; comme la peur, qui vous vidait et vous emplissait à la fois. L’idée d’habiter, d’être un habitant, là, dans cette vallée, dans ce site si dur, et de ne pouvoir jamais ne plus l’être ; un habitant, dans sa peau, devant le lieu qu’il habite ; un occupant, de toutes ses forces, malgré soi, bien au-delà de soi, presque dans l’avenir. Et ne jamais pouvoir faire autrement. La malédiction infinie de n’être qu’un habitant.
Tout près de l’eau, on voit le grand mouvement silencieux qui descend vers la mer avec un bruit de fontaine. L’eau est profonde, épaisse, couleur d’acier. Elle coule le long de la plage de galets, tout d’un bloc, pareille à une ruasse de glace. Dedans, des poissons, peut-être ; des poissons aux yeux vitreux, en train de regarder leur univers glauque. Sur l’eau, des détritus vont à la dérive, des brins d’herbe arrachés aux rives, des éclisses de bois, des racines. La terre aussi s’émiette, imperceptiblement, en silence ; on ne la voit pas se détacher, mais on sait qu’elle est là, mêlée à l’eau, dissoute en fine substance grise.
Au bord du rivage, la rivière s’est infiltrée parfois, en faisant des sortes de presqu’îles boueuses ; dans ces golfes, la vie pullule : moustiques frôlant la surface, cirons, guêpes, araignées d’eau. Et ces flaques d’eau, il y en a par milliers le long de la rivière. Les cailloux non plus ne manquent pas. Ils reposent en tas, les uns sur les autres, de toutes les couleurs, de toutes les formes ; certains sont entourés d’un mince cercle blanc incrusté dans la pierre ; d’autres portent des traces de coups, sont percés de trous. Polis par le temps, usés par le fleuve, ils sont descendus du plus haut des murailles. Ils vont s’émiettant, chaque jour davantage. Dans mille siècles, peut-être avant, la surface de la terre ne sera plus que du sable.
Le vent souille et déplace des feuilles mortes sur la route. Les buissons craquent. Des lézards filent au ras des pierres plates, puis s’immobilisent, et seules leurs gorges palpitent.
Les épines d’une plante sont bien raides, aiguës comme des ongles, et elles attendent. Dans les taillis touffus, la sauvagerie est extrême ; les branchages sont emmêlés, les feuilles crissent, et d’âcres odeurs montent à travers le clair-obscur ; des odeurs de sève fade, d’incendies naissants, de pulpe écrasée. Les tiges sont vertes, elles éblouissent. Des toiles d’araignées recouvrent les creux, entre les brindilles, et l’ombre est peuplée de boules velues, aux yeux tragiques, qui guettent sans arrêt. La fatigue est lourde, elle rôde bas près de la terre, entre les pieds des buissons. Et une espèce de couleur de lait envahit progressivement les membranes végétales, courbe les fines tiges au passage, craquelle la peau rayée des vieux lauriers.
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