Et pourtant, de ce paysage si beau et si puissant, s’élevait aussi une passion inverse, qui vous écartelait et vous dressait vers le ciel. La force brute, lourde comme du ciment, entrait en vous et vous faisait montagne. Des lignes grimpantes se campaient dans vos membres, et vous étiez tout à coup pénétré d’une ivresse exaltante, directe, architecturale, un véritable envol vers les hautes couches de l’atmosphère, et vous continuiez à monter, gorgé d’oxygène. Face au rempart, filant comme une flèche. Une envie de saisir tout, de tenir tout dans vos bras. Dans le silence, dans le froid. Une envie de manger. D’avoir de la pierre dans l’estomac.
Les arbres et les animaux n’étaient plus visibles. À leur place, s’étendait un vrai paysage lunaire, plein de cratères et de pics, couvert de failles et de striures, une mer de pyramides. Étendu sur la surface entière du sol, vous êtes tout à coup ouvert comme un calice, vous soutenez la voûte du ciel de vos bras dressés.
Vous n’êtes plus vous-même. Vous avez cessé de vivre. Avez-vous seulement vécu ? Plus rien ici ne compte que le rocher, le rocher impassible, le rocher posé sur le rocher, la pierre aiguisée, sereine, victorieuse. Les années peuvent passer. L’eau peut suinter, les feuilles peuvent racler le sol en passant. C’est votre peau, c’est sur votre corps qu’on marche. Le vent peut creuser le sable, au bord des falaises, avec de douces formes arrondies. Ce n’est rien. Vous gagnerez. Le temps est à vous. Dans les cristaux de minéral, il se durcit, le temps autrefois si liquide. Dans l’espace définitivement ouvert, où l’air est comme vitrifié, la pureté de la lenteur règne. Majesté. Longueur des minutes, longueur des secondes. Années. Siècles. Jour, nuit ; nuit, jour. Petits craquements, comme dans les vertèbres. Petits glissements. Ce n’est rien. Ici le temps est du marbre brut. Les impulsions ressenties ne se résolvent jamais. Elles sont arrêtées avant, car l’arrêt est la forme accomplie de leur existence. Lenteur des rochers. Vertu des rochers. Petits cailloux, cailloux énormes. La vie est cube.
Une autre fois, on se tiendrait debout face à la mer, dans un coucher de soleil immense. La nuit viendrait doucement, avec de lents retirements de couleurs : elles plongeraient une à une derrière l’horizon, en suivant la route de la boule de feu. Des tons cendrés se mettaient à recouvrir le ciel, et les ombres devenaient bleues, puis mauves, puis noires. Le cap avançait au milieu de la mer, et la baie s’illuminait soudain de réverbères. Une sorte de paix, là aussi, se faisait entendre : elle avait des bruits de raclement, de vagues sur les galets, de frottements d’ailes de chauves-souris, de grésillement monotone des poteaux électriques.
La mer était plate, large. Des rayons de lumière, venus on ne sait d’où, frappaient la crête de chaque vague et la faisaient briller. L’horizon était nu, raide, et de bizarres halos rouges restaient suspendus à l’ouest, au ras de l’atmosphère.
Sous la mer, sous l’étendue verdoyante, les gouffres et les récifs étaient innombrables. Ils déchiraient silencieusement les couches de l’eau, ils dévoraient l’espace ; mais une sorte de paralysie opaque les enveloppait, se glissait dans leurs crevasses, s’immisçait dans leurs blessures et les maintenait immobiles. Là, à des centaines de mètres de profondeur, dans une langueur sourde, la vie avait aussi ses racines. Des poissons tournoyaient aveuglément, près des orifices des cavernes. Pour eux, c’était toujours la nuit. Jamais le soleil ne se couchait au milieu de nuages incendiés. Jamais la lune ne brillait avec un éclat figé au centre de la nuit. La lumière et l’ombre s’étaient mélangées sous la surface liquide, et il régnait perpétuellement une sorte de lueur troublée, venue de nulle part, et qui n’éclairait jamais rien.
Mais on ne se doutait pas de cela, sur la terre. Debout sur un rocher gluant, à quelques centimètres de la frange de la mer, on ne voyait que des masses de matière noire en train de pénétrer la sphère liquide. La nappe de silence était violacée, bougeant imperceptiblement ses rides minuscules ; elle ondulait sans heurts, elle avançait sur place, se brisait, revenait, s’étalait comme une tache d’huile, reculait un peu, puis avançait à nouveau, sans fatigue, sans fin, avec une sorte d’obstination mélancolique, doucereuse, impénétrable.
Ce mouvement n’en était pas un ; les vagues venaient vers la terre du plus loin de l’horizon, mais pour ainsi dire sans bouger. C’était le mouvement au cœur de l’immobilité, le bruit du silence, l’agression des zones plates et léthargiques, rien de plus.
À gauche, la baie se terminait par une langue de terre, presque transparente au milieu de la fluidité de l’atmosphère, qui s’enfonçait en pente douce vers l’intérieur de l’eau. Sur le cap, des pins parasols étaient plantés, découpant leurs silhouettes compliquées sur le ciel léger. Le long du rivage, des criques étaient invisibles, cachées dans le noir, et d’autres luisaient faiblement à la lumière des réverbères, encombrées de barques échouées et de cabanes.
Tandis que la nuit venait, que l’ombre se faisait plus dense, il semblait que la chaleur se concentrait vers les nappes liquides, autour de la baie. De larges taches couleur de lie de vin, pareilles à des flaques de sang, flottaient entre deux eaux non loin du rivage. D’autres cloques, des nappes de mazout, des mares de pétrole ou d’huile s’en allaient à la dérive, changeant sans cesse de forme, luisant ou s’éteignant au passage, avec de molles gesticulations de méduses. Des bancs de poissons fendaient la surface, et quelques ventres étincelaient brièvement. Une odeur lourde, puissante, âcre et suave à la fois, montait des flots abandonnés. Le vent l’apportait par bouffées jusqu’au rivage, et on aurait cru une haleine de bête. La nuit, cela ne faisait pas de doute, s’était enfoncée à l’intérieur de la mer ; elle réveillait des élans mystérieux, elle travaillait la chair flasque des lamproies, elle dilatait les bouches des anémones. On entendait toujours le même clapotis ; et pourtant, en prêtant l’oreille, on pouvait distinguer toute une clameur confuse qui surgissait du fond des eaux, un chant grave et nasillard, des crépitements de bulles, des sifflements de branchies, des bâillements de coquilles ; les objets s’agrandissaient sûrement, sous le poids de l’ombre. La chaleur, emmagasinée tout le jour, pouvait s’échapper enfin des profondeurs, et le tumulte invisible gonflait la matière liquide comme une marée.
Sur la terre, les derniers flamboiements rougeâtres étaient en train de s’éteindre à l’horizon. Trois rochers alignés, près de la plage, portaient encore sur leurs fronts une minuscule étoile pourpre. Les trois reflets humides allaient briller quelques minutes seuls dans la nuit, puis, d’un seul coup, ils s’éteindraient, et il n’y aurait plus rien.
Le long de la baie ouverte, et malgré les pointillés blancs des réverbères, l’ombre continuait sa progression. Elle ôtait sans arrêt des coloris aux choses ; sur la plage, les grains de sable, autrefois multicolores, devenaient grisâtres ; ils fondaient les uns sur les autres, ils se liquéfiaient, se gazéifiaient. La terre avait été dure et brûlante sous le soleil ; maintenant, elle allait se mélanger à l’air. L’eau allait remonter ses pentes, envahir les creux des dunes, couler le long des vallons ; le liquide riche, salé, harmonieux s’infiltrerait dans les champs. Il monterait aux branches des arbres, il pénétrerait les maisons éteintes. Il irait même jusque dans la gorge des hommes, il envahirait leurs veines et leurs muscles, il les nourrirait doucement dans leur sommeil, sans qu’ils n’en sachent rien.
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