Près du cap, entouré d’un haut mur de pierre et de haies de cyprès, un cimetière reposait dans le noir. Sous une tombe de marbre, mausolée superbe érigé à la mémoire d’un inconnu, une chouette avait fait son nid ; elle veillait là toutes les nuits, respirant avec un rythme rauque, régulier de poitrine endormie, et les hommes avaient chacun leur légende pour elle ; histoire sinistre d’enterré vivant, de vampire ou de nécrophage.
Au loin, à l’opposé de la surface de la mer, les collines montaient doucement vers le ciel. Invisibles dans la nuit, elles élevaient leurs chaos de vignobles et de pinèdes. Entre leurs croupes, les creux étaient violets, silencieux, et l’air froid rampait le long des broussailles en traçant des chemins de rosée. Dans l’herbe haute, quelque part au centre du cap, un grillon fou lançait ses appels sciés. Un chien aboyait dans le jardin d’une villa, avec des cris discordants qui se répercutaient longuement alentour.
Sous le souffle de la mer, les branches embrouillées des lauriers se rétractaient petit à petit, et les fleurs incolores refermaient leurs pétales. La léthargie montait de tous les points de la terre, une délicatesse sûre qui pénétrait à l’intérieur de toutes les feuilles et les maintenait rigides. Et pourtant, ce n’était pas le sommeil ; le sommeil n’avait pas cours ici. Partout, les êtres et les choses se mettaient à craquer, à bouger. La terre enfouie dans l’obscurité tremblait imperceptiblement, d’une espèce de grelottement de vermine au travail. Les clameurs étaient sans nombre ; les odeurs noires se multipliaient dans tous les coins : elles sortaient des terriers, des cachettes sous les tapis de feuilles, comme autant de reptiles.
Le spectacle régulier du jour avait été détruit. Plus de lignes, plus de couleurs, plus de relief. La baie changeait constamment de forme, tantôt si longue qu’on n’en voyait pas la fin, tantôt courte, refermant sa courbe comme un cercle. Le cap avançait loin au milieu de la mer, ou bien se reculait jusqu’à n’être qu’un ridicule moignon. Les silhouettes des arbres dansaient. Les rondeurs des collines, à perte de vue, se déplaçaient sans arrêt, moutonnaient ; parfois, trois monticules disparaissaient en même temps, près de l’horizon, et on voyait un grand trou noir creusé dans la terre.
La mer, elle, était par instants si plate et si déserte, qu’on en avait mal ; à d’autres moments, elle se dressait d’un seul coup sur l’horizon, à la verticale, pareille à un rempart ; ou bien elle avait l’aspect d’une tôle ondulée, et des chatoiements de couleurs étincelaient miraculeusement, des grappes de rubis, des irisations dorées, de profondes pupilles violettes en train de regarder.
Le paysage tremblait ainsi, se faisant et se défaisant inlassablement. La beauté calme, extatique de la terre était faite de ces orgies et de ces métamorphoses. On n’y pouvait rien. Il fallait se contenter de regarder, avidement, de tous ses yeux. Debout sur ce petit promontoire, avec le bruit du ressac à ses pieds, il fallait tout comprendre, tout aimer, l’espace d’une seconde. La courbe immense de la baie. Le cap. Les collines et les montagnes. Le ciel indélébile. Les reflets des réverbères, et la lumière rouge du phare, s’éteignant, se rallumant, s’éteignant, se rallumant, s’éteignant, se rallumant. L’odeur sourde et les voiles de l’ombre. Les cris sauvages des bêtes. Les scintillements des maisons. Les touffes menaçantes des arbres, où se cachent deux ou trois mystères. L’air invisible. La respiration asthmatique de la chouette nécrophage, dans le cimetière. Les couches de terre grasse, peuplées d’insectes engourdis. Le vol des chauves-souris aveugles. Le miroitement des étoiles, des millions d’étoiles enfoncées dans le ciel, si loin que ce n’est même pas la peine d’y penser. Les rides qui avancent toutes seules sur l’eau profonde, sur l’eau noire, sur l’eau gouffre horizontal où se perd l’esprit vertigineux des hommes, sur le liquide sans limite cachette des abîmes, sur la grande surface éternelle, si plate, désertée, où la nuit et le jour sont mélangés comme deux qualités de graines différentes.
Voilà. Le monde est vivant, ainsi, en minuscules coups de boutoir, en glissades, en suintements. Dans les arbustes, dans les grottes, dans le fouillis inextricable des plantes, il chante, avec la lumière ou avec l’ombre, vit d’une vie explosive, sans repos, lourde de cataclysmes et de meurtres. Il faut vivre avec lui, comme ça, tous les jours, couchés la joue contre le sol, l’oreille aux aguets, prêts à entendre tous les galops et toutes les rumeurs. Les nerfs plongés jusque dans la terre comme des racines, et se nourrir de sa force guerrière, incohérente ; il faut boire longtemps à sa source de vie et de mort, et rester invincibles.
Alors je pourrai trouver la paix et le sommeil
J’ai bien regardé la chambre avant de fermer les yeux. Les quatre murs, la porte, les deux fenêtres ; j’ai regardé l’ampoule électrique qui pend au bout d’un fil, au centre du plafond. La tapisserie des murs, gris foncé, et les objets noyés dans le noir. J’ai vu la table, et non loin, une silhouette maléfique avec une sorte de bec fendu par un ricanement, la chaise chargée d’habits, sans doute. La lumière qui entre par stries à travers les volets fermés, et les phares des voitures qui font bouger des halos le long du plafond. J’ai vu tout ça. Puis j’ai fermé les yeux.
Maintenant, dans mes yeux fermés, des lignes blanches restent marquées et naviguent sur mes rétines : les raies des volets, l’angle du plafond, la masse de la table et la silhouette inquiétante, le fil électrique avec l’ampoule au bout.
J’entends le bruit des voitures entrer dans la chambre. Elles dérapent en prenant le virage qui passe au-dessous de mon immeuble. Le grondement des moteurs vient, passe, puis s’éteint progressivement en se mélangeant avec d’autres bruits.
Sur mes rétines, tout est carré ; carré.
Le silence arrive par instants, et alors on peut écouter le grelottement d’une plaque d’égout où l’eau pousse sans arrêt. Un peu de musique monte du bar, en dessous. Des talons de femme claquent sur le trottoir, très vite.
Je vois passer, devant une espèce de cadre blanchâtre, né probablement du souvenir du cube de la chambre, comme un banc de petits poissons rouges et bleus. Ils filent en se tortillant, ils sont innombrables.
Des taches, des formes obscures bougent au fond d’un espace brun. On dirait des silhouettes humaines.
Tic tic tic tic tic tic tic. Ma montre, sur la table de nuit. Elle tapote régulièrement dans le vide, et puis, brusquement, le bruit monte, s’élargit, s’épanouit. Il s’accélère, se ralentit. Devient aigu, résonne sourdement, craquette, glisse. Il a des échos. Je ne comprends pas. Qui prétend que le mécanisme d’une montre est toujours le même ?
L’odeur des cigarettes écrasées, dans le cendrier qui doit être aussi sur la table de nuit. L’odeur devient rapidement nauséabonde, âcre. J’ai l’impression d’avoir de la cendre plein la gorge. Un autre bruit, c’est le battement du sang contre mon tympan pressé sur l’oreiller.
Une nappe rouge sang s’étend sur mes yeux. Des grappes orangées éclaboussent tout, dérivent vers le bas. J’essaie de les regarder, presque en louchant, mais elles se défont aussitôt. À leur place, il y a des sortes de stratifications aux couleurs variables qui ressemblent à des montagnes.
Une motocyclette arrive de loin, de l’autre côté de la ville. Je l’entends venir, passer les carrefours, changer de vitesse. Le bruit du moteur s’arrête d’un seul coup : elle a dû tourner derrière un immeuble.
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