« Et vous… »
« Oui, c’est ça, vous savez, ça a l’air ridicule de dire tout ça, comme ça, mais je ne peux plus me permettre, je ne peux plus me permettre d’avoir peur du ridicule. De toute façon, vous ne me connaissez pas, vous ne m’avez jamais vu, et dans quelques instants ça sera fini, oublié. Vous comprenez ? Je ne sais pas comment dire ça, mais j’ai mal. J’ai vraiment très mal, à peine si je peux parler. Ça a commencé hier soir, non, même pas, pendant la nuit, vers quatre heures du matin. Je me suis réveillé avec ce mal aux dents et ça s’est mis à enfler, à enfler. Je ne sais plus où j’en suis, je… j’ai essayé d’appeler une fille que je connais, je voulais qu’elle vienne me voir, parce que je ne pouvais pas supporter d’être tout seul, comme ça, avec mon mal aux dents. Mais elle… mais elle n’a pas voulu venir, elle a dit qu’elle ne pouvait pas, parce que c’était quatre heures du matin et tout. Alors je ne sais plus ce que j’ai fait, mais c’était terrible. J’ai bu toute une bouteille d’eau-de-vie de prune, mais ça n’a rien fait. J’ai passé la nuit comme ça, assis sur un lit sans rien faire. Si seulement elle avait pu venir, si seulement elle avait voulu. C’était nécessaire, vous comprenez, c’était vraiment nécessaire. Jamais de ma vie je n’avais eu ça. C’était la seule fois, oui, je vous jure, c’était vraiment la seule fois de ma vie où j’aurais eu besoin qu’elle soit là. Maintenant, c’est différent. Je n’ai plus besoin de personne, vous comprenez. Maintenant, quand je veux, je pourrai aller chez le dentiste, et il me soignera. Il me fera une radio, et il me dira : vous avez un abcès sous la dent de sagesse, ou sous la molaire dévitalisée, ou quelque chose comme ça. Un abcès. Rien qu’un abcès. Et vous êtes si douillet. Pire qu’une femme. Et il ne comprendra jamais ça. Il ne saura pas ce que c’était, cette nuit, dans ma chambre. Si je lui disais, il ne croirait pas. Ça le ferait rire. C’était ça, mon vieux, un abcès, rien qu’un abcès. On va vous extraire la dent. Il faut vous faire une piqûre, j’espère que vous supportez les piqûres, hein ? Vous voyez ? La vérité, la vérité, c’est horrible. Quand on commence avec elle on ne peut plus s’arrêter. Et on peut rester ainsi des heures, sans rien faire d’autre, assis sur le bord du lit. C’est pour ça, c’est pour ça que je vous parle. Au début, malgré tout, malgré tout ce vide, je pensais encore qu’on pourrait faire quelque chose. Je pensais qu’on pourrait arrêter cette machine, cette espèce de machine, en parlant, en bougeant, en buvant du schnaps, en téléphonant, ou en faisant des trucs de ce genre. Mais maintenant, ça y est, j’ai compris. Il y a un état qu’on ne doit jamais dépasser, et moi je l’ai dépassé. Je ne peux plus revenir en arrière. J’ai besoin de ma douleur, maintenant, je ne suis plus rien que par elle. Et je l’aime. Il y a des choses qu’on ne doit pas connaître, et moi, maintenant je les connais. Cette nuit. Vous savez… »
« Mais pourquoi, pourquoi dites-vous cela ? »
La voix hésita, paraissant construire et détruire simultanément, puis continua :
« Pourquoi ? pourquoi me dites-vous cela ? Qu’est-ce que vous allez faire, à présent ? »
Sans la moindre émotion, respirant parfaitement entre chaque proposition, Beaumont répondit :
« Je ne sais pas encore. Franchement je n’en sais rien. Je vous ai dit tout à l’heure, c’est différent, à présent, je n’ai plus besoin de personne. Maintenant je suis seul, je suis vraiment seul, tout seul. J’ai encore mal, bien sûr, mais je ne sais plus. Peut-être un peu moins mal, peut-être toujours pareil. Mais c’est oublié, déjà, c’est presque oublié. J’ai un genre de paix, vous savez, une espèce de petit calme triste et silencieux. Pour vraiment souffrir, il faut aimer quelqu’un. Et moi je ne connais plus personne au monde, tout m’est devenu régulier, indifférent. Je suis seul, et en même temps, je suis déjà partout. Oui, partout. Partout où il y a des gens, du soleil, des gens qui vont et viennent. Des travaux, des souffrances. Je suis tout ce qui se passe sur la terre, toutes les horreurs, et tous les plaisirs. Tout ce qu’on y dit et tout ce qu’on y veut. Je vous assure, tout. Parce que je suis vide, vide, vide. Et que tout peut venir en moi. Vous comprenez. Comme un magnétophone, tout à fait comme ça. Ou comme un appareil de téléphone. Les bruits des voix humaines courent en moi, pendant des kilomètres, des kilomètres. Vous comprenez ? Les voix des autres vont passer en moi, et moi je serai froid et silencieux, tout le temps. Je ne saurai plus rien. Je ne dirai plus rien. Une feuille de papier blanc, très blanc. Je vous laisse ça. Vous pourrez y écrire ce que vous voudrez. Mon nom, par exemple, Beaumont, Beaumont. Ou bien un jardin, avec des cailloux et des herbes. Et moi enterré dedans, sous une petite plaque de marbre, et des couronnes, et des fausses orchidées. Ou bien encore une fenêtre, vous savez, une fenêtre ouverte sur ce que vous voudrez, un paysage de neige, une rue grise avec les poubelliers qui passent. Du soleil, de la pluie, le mistral, les gens qui reviennent du cinéma, le soir, et un autocar qui s’en va. Vous entendez ? »
« Vous vous appelez Beaumont ? » dit la jeune fille.
« Je m’appelais Beaumont, oui », dit Beaumont calmement.
« Eh bien, Beaumont. Je… je penserai à vous. »
« Quand je mourrai », dit Beaumont.
« C’est ça, quand vous mourrez », dit-elle.
Comme il n’y avait plus rien d’autre à faire, ou à dire, et que c’était vraiment le matin, maintenant, Beaumont raccrocha l’appareil. Puis il retourna dans sa chambre, là où régnaient les draps en désordre, les couvertures tachées de cendres de cigarettes, et l’odeur pharmaceutique de l’eau-de-vie. Il marcha autour de sa table, quelques minutes, avec de grosses jambes lourdes de fatigue et des yeux cuisants. À la fin, il s’assit encore sur la chaise, comme il l’avait fait quatre ou cinq heures auparavant, au début de sa douleur. Le matin, cela existait vraiment ; cela avait des bruits de motocyclettes qui démarrent, des klaxons, des cris d’hommes, des lumières blanchâtres et fades, des odeurs de fumée qui perçaient les fenêtres fermées. Un suaire, oui, une espèce de suaire. Sur une carte de visite, où il y avait d’écrit :
PIERRE-PAUL BRACCO
d’accord pour mercredi
même heure
P.-S. — Ciné-club, demain soir, 21 h.
« L’Étang tragique » Jean Renoir
Il dessina une petite série de spirales et griffonna quelques mots. C’étaient :
Je suis content d’avoir
connu ces choses
Maintenant je
les aime.
À bientôt.
Beaumont.
Et il se replia à l’intérieur de sa gencive.
Les battements de son cœur, là-bas, au fond de sa poitrine, l’emportaient en rythme à travers ses artères. Chaque coup sourd qui s’ébranlait depuis le plus profond de son corps faisait mouvoir une vague large de sang épais, et cette vague le refoulait en lui-même ; vers un point inconnu, très petit, situé sur le bord de sa mâchoire, et qui portait à peu près tous les signes de la vie. Beaumont devenait minuscule, comme un gant qui s’effacerait à mesure qu’on le retourne. Ses pieds et ses mains entraient dans la dent, par l’émail ouvert, et filtraient vers le fond, en aspirations caoutchoutées. Puis ses jambes, ses bras, son tronc disparaissaient à leur tour. Les épaules et la nuque suivirent, après, lentement et méthodiquement. Les yeux fondirent, les oreilles s’aplatirent et s’anéantirent, comme gommées ; les cheveux, dépeignés, et le front, et le nez, et la bouche, les lèvres lippues, les pommettes, les joues rayées de barbe, toute la face s’éteignait. Cette chair et ces os étaient digérés par une espèce de serpent dégingandé, un vrai boa de six mètres, un intestin vivant qui vivait caché dans sa mâchoire ; le visage n’était plus qu’une bouillie informe, mobile, qui fuyait vers le bas, vers l’orifice, à la manière d’une eau de lessive s’engloutissant par la bonde ouverte d’un lavabo.
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