Les images défilaient devant ses yeux, la porte, avec son verrou tiré, les volets fermés, hermétiquement fermés, les pièces vides, les penderies naturelles, les fauteuils calmes, les dessous de lit où personne n’est caché, les couloirs silencieux, où l’on voit tout. À la fin, n’y tenant plus, il décrocha le poignard hindou qui servait de panoplie dans la salle à manger et le passa dans la ceinture de son pyjama. Puis, comme il avait froid, il enfila sur son pyjama rayé une sorte d’imperméable. C’est alors que, passant devant le corridor, il aperçut le téléphone. Sans faire un geste de trop, il composa le numéro, décrocha l’écouteur et se mit à répéter, d’une voix d’idiot :
« Allô ? Allô ? Allô ? Allô ? Allô ? Allô ? Allô ? Allô ? Allô ? Allô ? Allô ? » pendant des minutes entières, tandis que la sonnerie bourdonnait là-bas, à l’autre bout du fil. À la fin, une voix de femme éclata, nasillarde.
« Allô ? »
« Allô ? »
« Allô ? Qui demandez-vous ? »
« Allô ? C’est toi, Paule ? »
« Oui, c’est moi. Qui ? »
« C’est toi, Paule ? »
« Ah… c’est toi ? Mais qu’est-ce qui te prend ? Tu es fou ? Téléphoner à une heure pareille ! »
« Paule, Paule, si tu savais ce que je souffre. Je n’en peux plus, je te jure. Je ne peux plus tenir. C’est pour ça que je t’ai téléphoné. »
« Mais qu’est-ce qui t’arrive ? Où as-tu mal ? »
« Je ne sais pas, mais c’est atroce. C’est insupportable. Je t’assure. C’est là, dans la mâchoire, au fond de la mâchoire, mais je ne sais pas ce que c’est. Ça me fait très mal, je ne sais pas comment faire, je… »
« Mais qu’est-ce que tu as ? Où as-tu mal ? »
« Je… je ne sais pas, je t’assure. Dans la mâchoire, ça me fait très mal sans arrêt. »
« Tu as mal aux dents ? »
« Non, non… Pas ça. Ce n’est pas vraiment les dents, non. C’est pire que ça. Je ne sais pas ce que c’est, mais ce n’est pas vraiment mal aux dents. Ça m’élance, tu ne peux pas t’imaginer. C’est absolument atroce, je ne peux plus le supporter. »
« Écoute, je ne sais pas, moi, je…
« Excuse-moi de t’avoir réveillée, Paule, mais je ne pouvais plus dormir, et ça me faisait tellement mal, il fallait que je te parle, tu comprends ? »
« Non, ça ne fait rien, je ne dormais pas vraiment, mais… mais écoute, essaye de dormir quand même, essaye de te reposer, de te calmer. Demain, tu iras chez le dentiste. »
« Mais c’est maintenant qu’il faudrait que j’aille chez le dentiste, Paule, je t’assure, je n’exagère pas, c’est intolérable. »
« Je sais, je comprends, mais attends demain, qu’est-ce que tu veux que je te dise ? On ne peut pas réveiller les dentistes à… au fait, quelle heure il est ? »
« Mais je t’assure, franchement je ne peux pas attendre, je ne peux plus attendre, il faut faire quelque chose. »
« Quatre heures dix… oui, je sais. Mais qu’est-ce que tu veux faire ? »
« Paule… »
« Qu’est-ce que c’est au juste, ce que tu as ? C’est un abcès ? »
« Je ne sais pas, tu… »
« Tu as regardé ta gencive ? Est-ce que c’est très rouge ? »
« Non, il n’y a rien. Tu penses que j’ai regardé. Je t’assure, je ne sais pas ce que c’est… C’est… Ce n’est pas rouge du tout. Ça me fait mal à l’intérieur de la mâchoire, dans toute la mâchoire. Toute la tête me fait mal, maintenant, je… »
« Tu as pris des cachets ? Prends des cachets. »
« J’ai pris des cachets, un tas de saloperies, aspirine, doridène, pyramidon. Ça ne m’a rien fait. »
« Tu as essayé des suppos ? »
« Non, je n’en ai pas. Mais il faudrait quelque chose de très fort, de la morphine, ou quelque chose comme ça. Mais je n’ai rien chez moi. Et le temps presse, Paule, je ne sais pas ce que je vais faire. »
« Écoute, je ne sais pas, moi. Prends encore des cachets que tu as, et puis essaye de dormir quand même. »
« Je pourrais aller dans une pharmacie de nuit, mais de toute façon, je n’ai même pas d’ordonnance, et il me faudrait un truc comme l’opium. »
« Oui, il faut des ordonnances pour avoir ça. Attends demain. Tu iras voir un dentiste dès demain matin, tu verras, et tout ira mieux. »
« Mais je ne peux plus attendre, Paule, je te jure. Je suis à bout de nerfs. »
« Je sais, mais il le faut. Qu’est-ce que tu veux que je te dise ? Si je connaissais… »
« D’ailleurs je suis incapable de marcher, Paule, je t’assure. J’ai mal dans toute la tête, on dirait qu’elle va éclater. C’est atroce. Et puis il y a autre chose, Paule, il y a… Tu m’entends ? Dis, Paule, tu m’écoutes ? Paule ? »
« Oui, je t’écoute. Qu’est-ce qu’il y a ?
« Je ne sais pas, je te jure, c’est complètement idiot. Mais j’ai… j’ai peur. C’est complètement idiot, je sais, mais c’est plus fort que moi, j’ai peur. Je ne peux plus rester seul, je ne sais pas ce que c’est, mais je ne peux plus ; je ne comprends pas ce que c’est, la fatigue, ou quoi. C’est comme si j’allais mourir, tout à coup. Comme s’il allait se passer un événement terrible, une catastrophe. Et je suis sans défense. J’ai peur, Paule. J’ai peur. »
« Écoute-moi. Va te coucher, attends demain matin. Ne t’énerve pas. Tout ça passera bientôt. Mais écoute-moi, il faut que tu ailles te coucher et que tu te reposes. Demain tout sera fini. »
« Non, non, ça ne sera pas fini… J’ai peur, Paule, tu comprends, j’ai peur. Je ne sais pas ce que c’est, c’est la première fois que ça m’arrive, mais j’ai peur. Je ne sais pas de quoi, ou plutôt si, je m’en doute, mais je n’arrive pas à comprendre. C’est là, partout, autour de moi, j’ai l’impression qu’il y a des gens. Ils vont me tuer. Ils sont entrés et ils rôdent partout. Ils se cachent derrière les rideaux, sous les lits, dans le couloir, dans la cuisine, et si je tourne la tête trop vite pour les regarder, ils vont me tuer. Ou bien ils attendent le moment où je me serai recouché. Tu comprends, Paule ? Je ne peux plus me recoucher. Si je me mets dans mon lit, ils vont venir, avec des couteaux, et ils me poignarderont dans le dos. Paule, je te jure, ils vont venir. Ils n’attendent que ça. »
« Je t’en prie. Cesse de faire l’enfant. Calme-toi. Tu sais bien que ce n’est pas vrai. Tu dois avoir de la fièvre. C’est probablement un abcès. Il faut que tu te couches et que tu essaies de te reposer. Prends des somnifères. Et surtout, détends-toi, ne pense plus à rien. Hein ? »
« Mais je ne peux pas, je te l’assure. J’ai peur, c’est plus fort que moi. J’ai mal et j’ai peur. »
« Écoute, je viendrai te voir dès demain matin. Mais il faut que tu te reposes. Tu entends ? »
« Oh, Paule, pas demain. Je t’en prie. Viens maintenant. »
« Mais tu sais très bien que je ne peux pas. Mes parents ne voudraient pas. Tu les as réveillés en téléphonant, et ils sont furieux. Il faut que je te quitte, maintenant. Excuse-moi, mais je t’assure que ça m’est tout à fait impossible de venir maintenant. Je te promets, je viendrai dès demain matin, vers huit ou neuf heures. »
« Tu ne peux pas venir maintenant ? »
« Non, c’est impossible. Si je pouvais, je viendrais, mais je t’assure, ce n’est pas possible. »
« Je ne sais pas. Je ne sais pas ce que je vais faire, maintenant. »
« Va te reposer, va. »
« Je ne sais pas. Il ne fallait pas, il ne fallait pas que je reste seul. Je pensais… »
Pendant quelques secondes, ils ne parlèrent plus. Beaumont s’était assis sur un tabouret, à côté du téléphone ; la moitié de son visage était devenue une sorte de pierre, de granit sans doute, dure et friable à la fois, parcourue de veinules gorgées de bleu, où chaque élément semblait tenir agrégé à cause d’un chant rauque et strident, un cri de douleur et de rage. La voix de la jeune femme entra à nouveau dans son oreille. Il y avait quelque chose de changé dans son timbre, à présent ; de l’éloignement, peut-être, ou bien de la fatigue. Elle dit :
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