C’est ainsi qu’il vit le jour arriver, s’installer dans sa chambre. La lumière électrique brûlait toujours au même endroit, dans la poire de verre pendue au bout de son fil, là où dorment les mouches. Les sons métalliques, les martèlements de talons, le brouhaha des voitures avaient augmenté ; parfois un cri, encore insolite, fusait d’une bouche grande ouverte qui appelait vers les fenêtres : « Jérôme. » Ou bien une sorte de glas traînait le long des façades, probablement les matines.
Vers sept heures dix, Beaumont se leva ; il n’avait plus de mâchoire, plus de gencive, de dent de sagesse, de molaire dévitalisée, rien. Sa barbe était assez longue, maintenant, plus épaisse sur la joue droite. En titubant, il avança dans le couloir ; il semblait repousser quelque chose devant sa bouche, l’haleine chargée d’alcool sans doute, et qui s’échappait en forme de triangle. Il prit l’écouteur qui pendillait au bout du fil, et composa un numéro avec sa main droite. 80-10-10. Il attendit debout, sans rien dire. Le téléphone sonna cinq ou six fois, là-bas, dans le studio face à la mer, près du lit blanc où des vêtements traînaient comme des dépouilles. Mais personne ne répondit, et Beaumont raccrocha. Il le fit très simplement, presque sans regret, les yeux voilés par la brume. Puis son index retourna vers le disque aux dix chiffres. 89-22-81. Le téléphone sonnait. Au-dessus de la tête de Beaumont, épinglée au mur, il y avait une vieille photographie découpée dans un livre, un homme barbu vêtu d’une soutane blanche, avec écrit en dessous :
Le Père de Foucauld
dans l’ermitage de Beni-Abbès.
À la quatrième fois, une voix répondit :
« Allô ? »
« Allô ? » dit Beaumont, d’une voix si faible que l’autre n’entendit pas.
« Allô ? » répéta la voix.
« Allô ? » redit Beaumont.
« Allô, qui est à l’appareil ? »
« Beaumont », dit Beaumont.
« Qui ça ? »
« Beaumont. Je… »
« Qui, Beaumont ? Qui demandez-vous ? » cria la voix.
« Voilà. Je vais vous expliquer », dit Beaumont ; « je n’ai pas dormi de la nuit. J’ai une douleur horrible, là, dans la mâchoire. Une douleur terrible. Je n’ai pas pu dormir cette nuit. J’ai… j’ai même dû me saouler pour pouvoir le supporter. Vous comprenez ? Alors j’ai essayé de téléphoner à… à une amie. Je voulais qu’elle vienne me voir. Vous comprenez ? J’avais peur. J’ai eu beau lui demander, lui expliquer, elle n’a pas voulu. Elle m’a dit ce qui lui passait par la tête, enfin, la première excuse venue, qu’il était trop tard, que ses parents ne voulaient pas qu’elle sorte la nuit, et cætera, et elle… »
« Mais qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse, et d’abord qui êtes-vous ? »
« Elle n’a pas voulu. Il était quatre heures du matin et elle avait envie de dormir. Vous comprenez ? Elle a préféré dormir. Elle m’a dit… »
« Écoutez. Qui êtes-vous ? Et pourquoi me téléphonez-vous ? »
« Je suis Beaumont, je vous l’ai déjà dit. Je… »
« Je ne connais pas de Beaumont, moi, et puis… »
« Non ! Écoutez-moi avant de raccrocher. Ne raccrochez pas tout de suite. »
Beaumont sentit tout à coup la présence du poignard hindou, là, contre sa hanche. La futilité de cette arme, ou bien quelque chose d’autre, inconnu, lui apparut, et il l’ôta de sa ceinture. Le couteau tomba sur le sol, près de ses pieds, à l’endroit où il devait rester jusqu’à la fin. Beaumont continua à parler, lentement, avec peine ; les mots traversaient difficilement la zone empestée de sa bouche, cette zone maintenant dépeuplée de sa face dans le froid.
« Allô ? Oui. Écoutez : je vais vous expliquer, j’ai eu tout à coup tellement peur, cette nuit. Ça ne m’était encore jamais arrivé. La solitude, ça devait être ça, la solitude. J’étais tout seul dans cet immense appartement, c’était impossible à supporter. Et j’avais ce truc dans la bouche, cette tumeur qui me torturait. Est-ce que vous pouvez imaginer une chose pareille, est-ce que vous pouvez seulement imaginer ? Alors j’ai téléphoné à cette fille dont je vous ai parlé, mais elle n’a pas voulu venir. Alors j’ai pris une bouteille d’alcool et j’ai commencé à boire. Je ne me suis pas arrêté jusqu’à maintenant. Je suis noir, je suis complètement noir. Mais ça n’a pas d’importance. J’ai l’impression que je suis fini, que tout est fini. Je ne peux plus rien faire, je vous jure, c’est la vérité, c’est terrible, c’est… J’ai déjà été malade, vous comprenez, non, j’ai déjà été malade, dans ma vie, mais je ne savais pas ça. Je ne savais pas ce que c’était. J’ai déjà été saoul, aussi, mais pas comme ça. Pas comme ça. J’ai déjà eu mal aux dents, et tout, mais ça n’était pas pareil. Vous comprenez. Vous comprenez. Ce n’était pas comme aujourd’hui, ce vide, ce silence, tout ça, cet abandon. Alors j’ai pris le téléphone et j’ai fait un numéro, au hasard. Je ne sais plus quoi faire exactement maintenant, mais… »
« Oui », dit la voix ; tout ça était ridicule, dans le genre du courrier du cœur, des lettres des lecteurs, avec ton de voix faux, hésitations, presque littérature.
« Je… je ne vois pas ce que je peux faire pour vous. Je regrette. Au revoir. »
Et l’autre raccrocha. Beaumont ne fut pas blessé, ni même troublé par la rupture. Presque sans bouger, il recomposa un autre numéro : 88-88-88. Loin sur des kilomètres de fil téléphonique, un disque se mit à tourner, répétant la même phrase : « Il n’y a pas de correspondant au numéro que vous demandez. Il n’y a pas de correspondant au numéro que vous demandez. Il n’y a pas de correspondant au numéro que vous demandez. Il n’y a pas de correspondant au numéro que vous demandez. Il n’y a pas de correspondant au numéro que vous demandez. Il n’y a pas de correspondant au numéro que vous demandez. Il n’y a pas de correspondant au numéro que vous demandez. Il n’y a pas de correspondant au numéro que vous demandez. Il n’y a pas de correspondant au numé… » Beaumont reposa l’appareil. Puis ajouta de nouveaux chiffres, 8 + 0 + 1 + 0 + 3 + 3 =
« Allô ? »
« Allô ! est-ce que je pourrais vous parler ? »
« Oui, heu… C’est de la part de qui ? »
Peut-être Beaumont se trompait-il, mais c’était une voix toute fraîche et toute neuve, une voix de très jeune fille, quinze-seize ans sans doute, qui traversait la carapace de bakélite en accents purs, modulés vers l’aigu, avec parfois de doux chuintements graves dans la prononciation des occlusives, surtout des dentales. Beaumont écouta la voix réitérer sa demande, et une espèce de tristesse calme envahit sa face, se mêlant doucement avec la colonne de sa douleur. Il respira.
« Je m’appelle Beaumont », dit-il ; « je ne vous connais pas, je vous ai téléphoné au hasard, absolument au hasard. J’ai fait un numéro, comme ça, sur l’appareil, et c’est vous qui avez répondu. Je ne me rappelle même plus quel numéro j’ai fait, mais ça n’a pas d’importance, ça n’a pas d’importance puisque, de toute façon, dans un moment tout ça sera fini. Est-ce que vous acceptez de m’écouter, est-ce que vous voulez bien continuer à m’écouter jusqu’au bout ? »
« Je ne comprends pas, je… »
« Si vous ne voulez pas, ça ne fait rien, raccrochez. Vous n’avez qu’à raccrocher la première et j’essaierai un autre numéro. »
« Je veux bien, mais pourquoi faites-vous ça ? »
« Pourquoi je téléphone comme ça au hasard ? »
« Oui. »
« Je ne peux pas vous expliquer exactement, non, je ne peux pas. Parce que je ne le sais pas très bien moi-même. Je veux dire, si, il y a des trucs que je sais… je suis seul, et j’ai mal, et j’ai peur, vous comprenez, je suis complètement seul, je me sens complètement seul, et j’ai peur. »
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