Quand il fut installé dans sa dent, au centre d’une aire pulpeuse pleine de sommeil et de peine, Beaumont se sentit extrait de son malheur ; il était lointain et fluctuant, prisonnier d’une petite cage d’ivoire, et avide d’être souffrant dans la souffrance. C’était l’harmonie perdue le jour de sa naissance, et soudain retrouvée sans désir, sans souci, comme s’il avait été condamné par un tribunal d’hommes et de bêtes ; un genre d’hiver blanc et triste, mais où tout était infini, élégant, majestueux. Les chants clairs n’habitaient plus ses oreilles ; il n’avait plus d’oreilles, et il était la chanson. Il était fier de son nouveau corps, celui de dans-la-dent ; il s’amusait à le mouvoir dans tous les sens, pour le seul plaisir de découvrir ce dont il était capable ; il allait sans cesse dans les genres les plus divers, de l’Opéra-Comique au negro spiritual ; il était la trompette bouchée, la clarinette, le saxo-alto, ou bien le craquement sec d’un ongle qu’on casse. Très grand et machinal, comme Albinoni, ou plutôt sec et ramassé, comme Shelly Manne. Des sons de gong, piétinant brutalement sur d’entières surfaces planes, des tubulures, ou bien des ronflements, des gargouillis, des hoquets. Un seul sifflement aigu, dans le genre des criquets tout seuls dans la nuit. Le rythme mou et dur à la fois de la contrebasse, hachant le silence en doubles sons, Charlie Mingus, repris sans cesse l’un sur l’autre, bougeant, échafaudant des gammes, un barrage, puis temps de valse, et pluie de notes descendant simultanément sur deux cordes différentes, et souffle, souffle des poumons qui se déploient, jusqu’à l’union, jusqu’à la jonction, le point A, où, sombrement, dures, très dures, douloureuses, les couples de grondements s’assèchent d’un seul coup, avec un drôle de miaulement qui s’épanouit comme une douche. Ces cris et ces tumultes, qu’il avait choisis, étaient dans le genre d’un bonheur bizarre ; quelque chose d’infini, et pourtant de désespéré, dont il n’avait la maîtrise qu’à contrecœur.
Beaumont, assis dans sa dent, bien au chaud, bien au mal, les deux jambes encastrées dans les rainures des racines, était emporté par un autre mouvement ; celui du souvenir du soleil, par exemple, ou du temps qui presse. Il y avait au centre de sa chanson multiforme comme un animal particulier, un ver à pattes qui ne pouvait mourir. Il gardait avec lui le monde des rumeurs et des lumières, les bruits et la poussière, les rues éventées, le froid, l’épanchement des égouts. Et les cohortes des premiers hommes du matin, marchant vers leurs bureaux, serrés dans des imperméables.
Beaumont quitta sa chaise, son lit, ses cendriers et sa chambre ; sur les toits de la maison, qu’il avait pu gagner grâce à la fenêtre mansardée du palier du dernier étage, il marcha un instant. Il longea la gouttière et atteignit la zone que le soleil levant frappait de ses rayons. Il devait être quelque chose comme huit heures, huit heures et demie. Le vent, assez froid, venait de face et plaquait contre lui l’imperméable et le pyjama rayé. Beaumont vit la rue, sous lui, et la maison d’en face ; les volets étaient encore presque tous fermés. Sur le trottoir, à côté de la pharmacie, une petite fille leva la tête et regarda dans sa direction. Beaumont se plaqua contre la pente du toit pour se dissimuler. Puis, la fatigue aidant, il s’assit sur ses talons, en se maintenant de la main droite à une rainure de tuile afin de ne pas tomber. Il resta ainsi, assez longtemps, au soleil, assis sur le toit parmi les excréments d’oiseaux.
Il me semble que le bateau se dirige vers l’île
L’autre jour, j’avais froid chez moi, et je suis descendu dans la rue pour marcher un peu. Je n’aime pas tellement marcher pour marcher, non ; je dois même dire que je trouve ça un petit peu ridicule, la position verticale. Je ne sais pas balancer mes bras normalement le long de mon corps, en inversant le mouvement des jambes. Mais puisqu’il faut le faire, je le fais quand même, le mieux possible, et j’essaie de ressembler de toutes mes forces à une espèce de grand oiseau équatorial qui sortirait d’un lac, toutes les plumes collées à la peau, traçant pour le futur des empreintes de pattes fossilisées. Voilà comment je marche.
La rue où j’habite donne sur un quartier populaire, et c’est vers là-bas que je suis allé tout naturellement, sans motif apparent. Je n’y suis pas allé tout de suite, pourtant, parce que je ne veux pas me trouver trop brusquement dans un lieu qui me plaît, sans être préparé. Mon rêve serait d’habiter les faubourgs de la ville, les collines pleines de jardins et d’escaliers. Comme ça j’aurais quelques kilomètres à faire, à pied, avant d’arriver au centre de la ville, et j’aurais eu le temps de m’adapter, tout le long du chemin. Au début, je ne rencontrerais personne, et il n’y aurait presque pas de maisons. Seulement des champs velus, des vieux murs pourris, et des tas d’ordures de loin en loin, au bord des talus. Je verrais tout ça, je sentirais toutes les odeurs, pas encore mélangées. Au besoin, je m’arrêterais de temps à autre sur la route, et je donnerais des coups de pied dans les vieilles boîtes de conserves. Puis je passerais le long d’un cimetière abandonné, et je croiserais au hasard une ou deux vieilles femmes en noir, peut-être même un facteur. Et je continuerais à descendre la colline. Je prendrais des raccourcis à travers champs, je passerais entre des villas où il n’y aurait aucun bruit. Plus bas, je ferais aboyer des chiens.
Alors, je descendrais un grand escalier couvert de feuilles mortes, et je passerais entre des haies de poivriers et de mimosas. Vers la 223 emarche, je rencontrerais une colonne de fourmis noires en exode. Et je ne comprendrais pas ce qui les avait forcées à s’enfuir de la villa de gauche, la faim ou les insecticides, pour les conduire dans la villa de droite. Il y aurait aussi un papier froissé, dans le caniveau, sur lequel une main d’écolier aurait écrit :
On the 12th of July 1588 Drake was playing bowls
at Plymouth with some of his officers.
La Manche sépare la France de l’Angleterre.
Il me semble que le bateau se dirige vers l’île.
Avez-vous entendu parler de l’accident ?
Sur les autos anglaises le volant est habituellement
à droite.
Napoléon ne put débarquer en Angleterre parce que
la flotte française avait été détruite à Trafalgar.
et plusieurs mégots de cigarettes. Au bout de l’escalier, je verrais quelques enfants en train de jouer, et des autos arrêtées. Le soleil luirait très bas, tout contre la mer, prêt à s’éteindre. Mais au dernier moment, la cloche de la messe de huit heures, la sortie des élèves, ou quelque chose de ce genre, il obliquerait sur la droite et disparaîtrait derrière le champ d’aviation. Plus bas, toujours plus bas, les hommes et les femmes seraient plus nombreux, les villas seraient de plus en plus proches, jusqu’à ne faire qu’un seul bloc d’immeubles, des étages, des suites de fenêtres et de balcons, des cages d’ascenseur, des toits si hauts qu’on ne peut savoir s’ils sont en tuiles ou en ciment, des garages, des trottoirs, des carrefours, des bouches d’égout, un parc peuplé de femmes et de landaus, plusieurs chats de gouttière, tout cela, de plus en plus serré, de plus en plus ville, jusqu’à ce que, insensiblement, je cesse de marcher sur de la terre pour marcher sur du goudron et du sable.
Là-bas, je me suis arrêté sur le bord du trottoir et j’ai regardé bouger les voitures. Il y en avait beaucoup, dans tous les sens. C’était un drôle de carrefour, sans le moindre îlot de verdure au centre, avec une bonne demi-douzaine de feux de signalisation qui s’allumaient à tour de rôle. À un moment, une voiture allemande a accroché une camionnette ; les propriétaires sont descendus, et ils ont regardé leurs pare-chocs pendant quelques secondes, sans rien dire. Ils voulaient commencer à discuter, mais, derrière eux, on s’est mis à klaxonner et ils ont dû partir pour se ranger plus loin. Alors, j’ai allumé une cigarette, sans rien dire, moi non plus, et j’ai attendu la suite. C’était un peu comme si j’avais été à une fenêtre, aux alentours de midi, en train de regarder une rue. Il y avait des mouvements, beaucoup de mouvements, dans tous les sens, et pourtant tout avait l’air bien tranquille. C’était peut-être un rythme, ou le contraire d’un rythme. Le sol était parfaitement lisse, sans la moindre aspérité où l’œil eût pu s’arrêter, où le genou eût pu s’accrocher et saigner. Un peu dans le genre d’un carton glacé, avec des caractères imprimés sous le glaçage. Les voitures roulaient là-dessus sans bruit, sans heurts, presque sans bouger. Puis elles disparaissaient dans les rues, en une fuite douce qui faisait penser à des gouttes d’eau sur une vitre. Les gens passaient aussi très vite, mais pour eux ça faisait plutôt penser à un miroir qui n’aurait rien reflété. Tout ça était liquide. Les choses étaient posées les unes sur les autres, bien à plat, et l’ensemble était harmonieux. Cependant, c’était loin d’être parfait ; il y avait quelque chose qui me gênait dans tout cela ; quelque chose qui me rendait vaguement inquiet. C’était, qu’est-ce que je venais faire, moi, qu’est-ce que je pouvais bien venir faire au milieu de toutes ces choses, dans cette histoire ?
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