— Ma chérie, comment vas-tu ?
— Très bien, je vous remercie.
Je me balançai d’un pied sur l’autre.
— Que fais-tu ? Ne reste donc pas debout.
Je posai sa robe près d’elle. Elle glissa un marque-page dans son livre, déposa celui-ci sur la petite table d’appoint et caressa l’étoffe en souriant. J’obéis et m’assis dans le canapé en face d’elle.
— Tu étais étrange au téléphone, Iris. Qu’as-tu ?
— Je… je… Vous vous souvenez, je ne devais être là que pour une courte période.
Son visage se ferma.
— Effectivement, mais ce n’est plus à l’ordre du jour. Ça ne l’a jamais été.
Le ton cassant de sa voix me glaça le sang.
— Marthe… je n’ai jamais eu l’intention de m’installer définitivement ici.
— C’est faux ! Ton mari a compris que tu lui échappais, il t’a demandé de rentrer, et tu cèdes comme un chien docile. Tu mets ta carrière en péril.
Elle se leva et se mit à tourner en rond, en proie à la plus vive agitation.
— Je pensais que tu avais de l’envergure, que tu étais brillante. Tu n’as rien retenu de mes leçons. Tu es faible. Tu te laisses dicter ta conduite par les hommes.
— Mais c’est mon mari, je lui manque et il me manque…
— Il ne te manque pas lorsque tu es avec moi ! fulmina-t-elle.
Elle se massa les tempes, le visage douloureux. Je devais la rassurer, faire quelque chose, lui prouver que je ne l’abandonnais pas.
— Je reviendrai souvent, pour travailler avec vous, prendre des commandes…
— Petite idiote ! hurla-t-elle.
Je me ratatinai. Je ne la vis pas s’approcher de moi. Elle me tira par le bras et me mit debout, me transperçant du regard.
— Sors de chez moi !
Sa voix avait claqué. Un son métallique, terrifiant. Elle maintenait sa prise sur mon bras.
— Considère que tu viens de vivre ta dernière journée à l’atelier.
Je respirai plus vite.
— Mes commandes…
— Je trouverai quelqu’un de plus compétent que toi. Regarde ce que j’en fais de tes chiffons ! Ça ne vaut rien.
Elle me lâcha brutalement et attrapa la robe que je venais de lui livrer. Ses mains si fines, qui me paraissaient fragiles, se déchaînèrent sur la mousseline. Marthe déchira la robe avec une force que je ne lui imaginais pas. Jamais je n’oublierais ce bruit de tissu qui craque. Lorsqu’il ne resta plus rien, elle me lança la dépouille de sa robe à la figure.
— Tu me tues ! hurla-t-elle avant de quitter la pièce sans se retourner.
À travers le brouillard de larmes, je suivis sa silhouette du regard, magnifique, fière et blessée. Que venais-je de faire ? Je restai de longs instants tétanisée, debout dans le séjour. Enfin, Jacques s’approcha de moi.
— Il faut partir, Iris.
— Non…
— Ses colères sont impressionnantes, je le sais. C’est fini. Et elle… elle m’a demandé de vous reprendre les clés de l’atelier et… votre carnet d’adresses.
Je me faisais jeter comme une malpropre.
— Vous avez besoin d’y repasser ?
— Euh… non.
— S’il vous plaît, Iris.
Je fouillais dans mon sac à la recherche de ce qu’il m’avait réclamé. Mes mains tremblaient tellement que je finis par en renverser le contenu par terre. Je trouvai enfin le trousseau et le carnet contenant les numéros de téléphone de toutes mes clientes. Jacques me les prit délicatement des mains et m’aida à ramasser le reste. Il me soutint pour me relever et m’escorta vers la sortie. En passant au pied de l’escalier, je vis un amas de vêtements jetés en boule. L’intégralité de la garde-robe que j’avais confectionnée pour Marthe. J’entendis un cri suivi d’une porte qui claque. Je ne reviendrais jamais ici. J’étais passée du statut de petite protégée à celui de persona non grata. Tout allait trop vite. Jacques me fit un petit sourire désolé.
— Rentrez chez vous, Iris. Reprenez votre vie là où vous l’aviez laissée avant que Marthe vous accepte à l’atelier.
Je hoquetai, et Jacques referma la porte silencieusement. Mon esprit ne fonctionnait plus lorsque j’appelai l’ascenseur, montai dedans et sortis de l’immeuble. J’étais à la rue. Je retournai dans le troquet du matin, m’assis à la même place et commandai une vodka-tonic.
Toujours dans un état second, j’attrapai mon téléphone pour prévenir Pierre. Enchanté, il m’annonça qu’il prenait sa journée du lendemain pour être avec moi.
J’aurais voulu pleurer, j’en étais pourtant incapable. J’étais sonnée, abattue, et dans l’incompréhension la plus totale. Ma seule certitude : je rentrais au bercail. Mon aventure avec Marthe avait pris fin de la pire façon qui soit. Rencontrer un mentor avait été un événement exceptionnel dans ma vie. Le perdre par ma faute était une douleur encore plus exceptionnelle. En quelques phrases assassines, elle m’avait repris ce qu’elle m’avait offert : ma confiance en moi, mon talent, ma passion, une nouvelle vie, une mère spirituelle. Qu’allais-je devenir sans elle ? Sans ses conseils ? Sans son regard ? Avec le souvenir de sa haine ? Je m’étais démenée ces derniers mois dans le seul but de lui plaire, de ne pas la décevoir, et j’avais tout fait voler en éclats pour sauver mon couple. J’étais à nouveau « personne ».
Il me restait une dernière chose à faire. Envoyer un SMS : « Je pars. » Gabriel me répondit instantanément : « Marthe ? » — « Oui. » Mon téléphone sonna.
— Où es-tu ? me demanda-t-il sans préambule.
— Où tu m’as laissée ce matin.
— Quand pars-tu ?
— Demain. Je vais aller faire mes valises.
Il y eut un grand silence, suivi d’un fracas.
— Ne reste pas là, va préparer tes affaires et retrouve-moi pour dîner.
— Tu as certainement mieux à faire…
— Tais-toi.
— Ne t’y mets pas, j’ai eu ma dose de reproches avec Marthe.
— Excuse-moi. Je te rejoins en bas de chez toi dans deux heures. O.K. ?
— Si tu veux.
Je payai ma consommation et sortis. Un dernier regard à la façade qui m’avait tant impressionnée le premier jour. Elle m’impressionnait tout autant le dernier.
Mes valises furent vite faites. Je n’avais que des vêtements et le matériel de couturière amateur avec lequel j’étais arrivée. Un coup d’aspirateur, histoire de dire que j’avais fait le ménage, et j’étais prête. Je pris une douche surtout pour me laver l’esprit. Je restai de longues minutes sous le jet. Il n’avait pas fallu vingt-quatre heures pour que mon existence bascule à nouveau. J’étais aspirée dans une spirale qui me ramenait vers ma vie d’avant. J’existais à nouveau pour Pierre. Je n’existais plus pour Marthe, et demain, je n’existerais plus pour Gabriel. La couture restait la seule preuve que ces quelques mois avaient bien existé. Comment continuer sans le soutien de Marthe ? Comment coudre à nouveau en sachant qu’elle dénigrait mon travail ? Elle, la seule qui avait cru en moi. Je devais y arriver pour lui prouver que le temps qu’elle m’avait consacré n’était pas vain, que je n’oubliais pas ce que je lui devais, mais que j’étais aussi capable de voler de mes propres ailes. Sans Pierre, sans sa demande, aurais-je jamais pu me détacher d’elle ?
Je m’habillai avec soin, ne pensant qu’à lui : être belle pour lui encore une fois. Avec un peu de chance, je ne disparaîtrais peut-être pas tout de suite de sa mémoire. J’enfilai une jupe crayon et un chemisier noirs. Je mis mes stilettos de luxe pour la dernière fois avant très longtemps, je n’aurais pas l’occasion de les porter à la maison. Je lissai mes cheveux, les laissai libres dans mon dos, et me maquillai. Je mis mon imperméable en toile et cuir noir, fermai la ceinture. Un coup d’œil dans le miroir. J’étais prête à lui dire au revoir.
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