Agnès Martin-Lugand - Entre mes mains le bonheur se faufile

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Depuis l’enfance, Iris a une passion pour la couture. Dessiner des modèles, leur donner vie par la magie du fil et de l’aiguille, voilà ce qui la rend heureuse. Mais ses parents n’ont toujours vu dans ses ambitions qu’un caprice : les chiffons, ce n’est pas « convenable ». Et Iris, la mort dans l’âme, s’est résignée.
Aujourd’hui, la jeune femme étouffe dans son carcan de province, son mari la délaisse, sa vie semble s’être arrêtée. Mais une révélation va pousser Iris à reprendre en main son destin. Dans le tourbillon de Paris, elle va courir le risque de s’ouvrir au monde et faire la rencontre de Marthe, égérie et mentor, troublante et autoritaire…
Portrait d’une femme en quête de son identité, ce roman nous entraîne dans une aventure diabolique dont, comme son héroïne, le lecteur a du mal à se libérer.

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Agnès Martin-Lugand

Entre mes mains le bonheur se faufile

roman

Pour Guillaume, Simon-Aderaw et Rémi-Tariku, mes bonheurs.

Le bonheur est un rêve d’enfant réalisé dans l’âge adulte.

Sigmund FREUD

Le plus beau vêtement qui puisse habiller une femme, ce sont les bras de l’homme qu’elle aime.

Yves SAINT LAURENT

— 1 —

Comme tous les dimanches midi, je ne voulais pas y aller. Comme tous les dimanches midi, je traînais des pieds, je faisais tout pour gratter un peu de temps. Sauf que…

— Iris ! appela Pierre. Qu’est-ce que tu fais ?

— C’est bon, j’arrive.

— Dépêche-toi un peu, on va être en retard.

Pourquoi mon mari était-il si pressé d’aller déjeuner chez mes parents ? Alors que moi, j’aurais donné n’importe quoi pour y échapper. Seul avantage, cela me permettait d’étrenner ma dernière robe. J’avais réussi à mettre la touche finale la veille au soir, et j’étais satisfaite du résultat. J’essayais tant bien que mal de ne pas perdre la main et d’entretenir mon doigté de couturière. Et puis, dans ces moments-là, j’oubliais tout : mon travail à la banque d’un ennui mortel, la routine de ma vie, le délitement de mon couple. Je n’avais plus l’impression de m’éteindre. Au contraire, j’étais vivante ; lorsque je faisais équipe avec ma machine à coudre ou que je dessinais des modèles, je palpitais.

Je me regardai dans le miroir une dernière fois et soupirai.

Je rejoignis Pierre dans l’entrée, il pianotait sur son téléphone. Je pris un petit temps pour l’observer. Voilà près de dix ans que je le connaissais, sa tenue du dimanche n’avait pas changé d’un iota ; chemise oxford, pantalon de toile et les éternelles chaussures bateau.

— Je suis là, lui dis-je.

Il sursauta, comme pris en faute, et rangea son portable dans sa poche.

— Ce n’est pas trop tôt, râla-t-il en enfilant sa veste.

— Regarde, j’ai fini ça hier. Qu’en penses-tu ?

— Très joli, comme d’habitude.

Il avait déjà ouvert la porte d’entrée et se dirigeait vers la voiture. Il ne m’avait pas jeté un coup d’œil. Comme d’habitude.

À 12 h 30 pétantes, notre voiture se garait devant la maison de mes parents. Mon père nous ouvrit la porte. La retraite ne lui allait pas, il prenait de l’embonpoint, et sa cravate du dimanche l’étranglait de plus en plus. Il serra la main de son gendre, prit tout juste le temps d’embrasser sa fille avant d’entraîner Pierre au séjour pour boire le traditionnel porto. De mon côté, je passai brièvement dire bonjour à mes deux frères aînés, qui en étaient à leur deuxième verre. L’un était accoudé à la cheminée, l’autre lisait le journal dans le canapé, et ensemble ils commentaient l’actualité politique. Ensuite, je partis rejoindre le clan des femmes à la cuisine. Ma mère, tablier autour de la taille — cela faisait près de quarante ans que cela durait —, surveillait la cuisson de son gigot du dimanche et ouvrait les conserves de haricots verts pendant que mes belles-sœurs s’occupaient du déjeuner de leur progéniture. Les plus petits au sein. Quant aux plus grands, ils interrompirent leur repas de fête — pommes de terre dauphine et tranche de rôti froid — pour faire des bisous à leur tante. Je donnai un coup de main à ma mère, j’essorai la laitue et préparai la vinaigrette en les écoutant toutes les trois cancaner sur madame Untel qui avait fait un scandale à la pharmacie ou sur monsieur X à qui on avait découvert un cancer de la prostate. Et ma mère qui disait suivant le cas : « Elle devrait avoir honte de se comporter comme ça, ça ne se fait pas » ou « C’est quand même malheureux, si jeune… » De mon côté, je restais silencieuse, je détestais ces commérages.

Je le restai tout autant durant le repas, présidé comme toujours par mon père. De temps à autre, je jetai un regard à Pierre, qui se sentait comme un poisson dans l’eau au milieu de ma famille, pourtant si ennuyeuse et à l’opposé de mes envies. Pour me distraire, je faisais le service, comme lorsque j’étais la jeune fille de la maison ; pour cause, nous étions les seuls sans enfants. Lorsque je revins à table avec le plateau de fromages, une de mes belles-sœurs m’interpella.

— Iris, ta robe est superbe ! Chez qui l’as-tu trouvée ?

Je lui souris et je sentis enfin le regard de Pierre sur moi.

— Elle vient de mon grenier.

Elle fronça les sourcils.

— Je l’ai faite moi-même.

— C’est vrai, j’avais oublié que tu cousais un peu.

J’eus envie de lui répondre qu’elle n’était pas la seule, mais je m’abstins. Aucune envie de faire un esclandre aujourd’hui.

— Tu es vraiment douée, je suis épatée. Tu crois que tu pourrais m’en faire une ?

— Si tu veux, on en reparlera.

Son idée de porter une robe relevait pourtant du miracle. Relooker ma belle-sœur était un défi que j’aurais apprécié relever : elle s’obstinait à camoufler ses formes voluptueuses — cadeaux de ses grossesses — en s’affublant de pantalons et pulls informes.

Le silence qui suivit jeta un froid. Je préférai reprendre ma place à table et ne pas m’étendre sur le sujet. C’était dur de me retrouver confrontée à mon rêve brisé.

— C’est quand même dommage qu’Iris n’ait pas fait son école, dit mon frère aîné.

Je reposai mon verre avant d’avoir eu le temps de boire une gorgée de vin. Je penchai la tête sur le côté en le regardant. Il avait l’expression de celui qui vient de commettre une bourde. Je me tournai vers mes parents, qui eux ne savaient plus où se mettre.

— De quelle école vous parlez ?

— Tu as mal compris, répondit ma mère. Ton frère est juste en train de dire que tu aurais pu réussir dans ce domaine.

Je ricanai.

— C’est vrai, maman, vous m’avez beaucoup soutenue, je devrais m’en souvenir.

Je fus propulsée plus d’une dizaine d’années en arrière, lorsque je lui avais confectionné une tenue de cérémonie complète. J’aurais eu moins mal ce jour-là si elle m’avait giflée.

— Iris, tu ne veux quand même pas que je porte cette fripe au mariage de ton frère ? De quoi aurais-je l’air ? m’avait-elle envoyé en balançant la robe sur une chaise.

— Maman, essaye-la au moins, l’avais-je suppliée. Je suis sûre que tu serais belle dedans, j’y ai passé tellement de temps…

— Tu aurais mieux fait de te concentrer sur tes révisions, vu le résultat.

La voix de mon frère me ramena au présent. Il scrutait mes parents et semblait désormais satisfait d’avoir évoqué ce sujet de discorde entre eux et moi durant toute mon adolescence.

— Non, mais franchement, dites-lui. Il y a prescription depuis tout ce temps. Ça ne va pas changer sa vie !

— Est-ce que quelqu’un ici pourrait m’expliquer de quoi il s’agit ? m’énervai-je en me levant de table. Papa ? Maman ?

Mes belles-sœurs lancèrent un regard interrogatif à leur mari respectif et se levèrent. Les enfants avaient comme par hasard besoin de leurs mères. Pierre se leva à son tour, vint me rejoindre et me prit par les épaules.

— Calme-toi, me dit-il à l’oreille avant de se tourner vers ma famille. C’est quoi cette histoire ?

— C’est bon, je m’y colle, intervint mon frère aîné après avoir vérifié que les enfants étaient éloignés. Iris, tu as postulé à une école de couture à la fin de tes études sans en parler à personne ?

— Comment le sais-tu ? Et puis, de toute façon, ils m’ont refusée.

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