Michel Houellebecq
La Poursuite Du Bonheur
poèmes
D'abord j'ai trébuché dans un congélateur.
Je me suis mis à pleurer et j'avais un peu peur.
Quelqu'un a grommelé que je cassais l'ambiance;
Pour avoir l'air normal j'ai repris mon avance.
Des banlieusards sapés et au regard brutal
Se croisaient lentement près des eaux minérales.
Une rumeur de cirque et de demi-débauche
Montait des rayonnages. Ma démarche était gauche.
Je me suis écroulé au rayon des fromages;
Il y avait deux vieilles dames qui portaient des sardines.
La première se retourne et dit à sa voisine:
«C'est bien triste, quand même, un garçon de cet âge.»
Et puis j'ai vu des pieds circonspects et très larges;
Il y avait un vendeur qui prenait des mesures.
Beaucoup semblaient surpris par mes nouvelles chaussures;
Pour la dernière fois j'étais un peu en marge.
Mon père était un con solitaire et barbare.
Ivre de déception, seul devant sa télé,
Il ruminait des plans fragiles et très bizarres,
Sa grande joie étant de les voir capoter.
Il m'a toujours traité comme un rat qu'on pourchasse;
La simple idée d'un fils, je crois, le révulsait.
Il ne supportait pas qu'un jour je le dépasse,
Juste en restant vivant alors qu'il crèverait.
Il mourut en avril, gémissant et perplexe;
Son regard trahissait une infinie colère.
Toutes les trois minutes il insultait ma mère,
Critiquait le printemps, ricanait sur le sexe.
A la fin, juste avant l'agonie terminale,
Un bref apaisement parcourut sa poitrine.
Il sourit en disant: «Je baigne dans mon urine»,
Et puis il s'éteignit avec un léger râle.
Tant que tu n'es pas là, je t'attends, je t'espère;
C'est une traversée blanche et sans oxygène.
Les passants égarés sont bizarrement verts;
Au fond de l'autobus je sens craquer mes veines.
Un ami de toujours m'indique l'arrêt Ségur.
C'est un très bon garçon, il connaît mes problèmes;
Je descends je vois Jim; il descend de voiture,
Il porte à son blouson je ne sais quel emblème.
Parfois Jim est méchant, il attend que j'aie mal.
Je saigne sans effort; l'auto-radio fredonne.
Puis Jim sort ses outils; il n'y a plus personne,
Le boulevard est désert. Pas besoin d'hôpital.
J'ai peur de tous ces gens…
J'ai peur de tous ces gens raisonnables et soumis
Qui voudraient me priver de mes amphétamines.
Pourquoi vouloir m'ôter mes dernières amies?
Mon corps est fatigué et ma vie presque en ruine.
Souvent les médecins, ces pustules noircies,
Fatiguent mon cerveau de sentences uniformes;
Je vis ou je survis très en dehors des normes;
Je m'en fous. Et mon but n'est pas dans cette vie.
Quelquefois le matin je sursaute et je crie.
C'est rapide c'est très bref mais là j'ai vraiment mal;
Je m'en fous et j'emmerde la protection sociale.
Le soir je relis Kant, je suis seul dans mon lit.
Je pense à ma journée, c'est très chirurgical;
Je m'en fous. Je reviens vers le point initial.
Mon corps est comme un sac…
Mon corps est comme un sac traversé de fils rouges
Il fait noir dans la chambre, mon œil luit faiblement
J'ai peur de me lever, au fond de moi je sens
Quelque chose de mou, de méchant, et qui bouge.
Cela fait des années que je hais cette viande
Qui recouvre mes os. La couche est adipeuse,
Sensible à la douleur, légèrement spongieuse.
Un peu plus bas il y a un organe qui bande.
Je te hais, Jésus-Christ, qui m'a donné un corps
Les amitiés s'effacent, tout s'enfuit, tout va vite,
Les années glissent et passent et rien ne ressuscite
Je n'ai pas envie de vivre et j'ai peur de la mort.
Je me suis senti vieux peu après ma naissance;
Les autres se battaient, désiraient, soupiraient;
Je ne sentais en moi qu'un informe regret.
Je n'ai jamais rien eu qui ressemble à l'enfance.
Au fond de certains bois, sur un tapis de mousse,
Des troncs d'arbre écœurants survivent à leurs feuilles.
Autour d'eux se développe une atmosphère de deuil;
Leur peau est sale et noire, des champignons y poussent.
Je n'ai jamais servi à rien ni à quiconque;
C'est dommage. On vit mal quand on vit pour soi-même.
Le moindre mouvement constitue un problème,
On se sent malheureux et cependant quelconque.
On se meut vaguement, comme un animalcule;
On n'est presque plus rien, et pourtant qu'est-ce qu'on souffre!
On transporte avec soi une espèce de gouffre
Portatif et mesquin, vaguement ridicule.
On ne croit plus vraiment que la mort soit funeste;
Surtout pour le principe, de temps en temps, on rit,
On essaie vainement d'accéder au mépris.
Puis on accepte tout, et la mort fait le reste.
J'aime les hôpitaux, asiles de souffrance
Où les vieux oubliés se transforment en organes
Sous les regards moqueurs et pleins d'indifférence
Des internes qui se grattent en mangeant des bananes.
Dans leurs chambres hygiéniques et cependant sordides
On distingue très bien le néant qui les guette
Surtout quand le matin ils se dressent, livides,
Et réclament en geignant leur première cigarette.
Les vieux savent pleurer avec un bruit minime,
Ils oublient les pensées et ils oublient les gestes
Ils ne rient plus beaucoup, et tout ce qui leur reste
Au bout de quelques mois, avant la phase ultime,
Ce sont quelques paroles, presque toujours les mêmes.
Merci je n'ai pas faim mon fils viendra dimanche.
Je sens mes intestins, mon fils viendra quand même.
Et le fils n'est pas là, et leurs mains presque blanches.
Tant de cœurs ont battu, déjà, sur cette terre
Et les petits objets blottis dans leurs armoires
Racontent la sinistre et lamentable histoire
De ceux qui n'ont pas eu d'amour sur cette terre.
La petite vaisselle des vieux célibataires
Les couverts ébréchés de la veuve de guerre
Mon dieu! Et les mouchoirs des vieilles demoiselles
L'intérieur des armoires, que la vie est cruelle!
Les objets bien rangés et la vie toute vide
Et les courses du soir, restes d'épicerie
Télé sans regarder, repas sans appétit
Enfin la maladie, qui rend tout plus sordide,
Et le corps fatigué qui se mêle à la terre,
Le corps jamais aimé qui s'éteint sans mystère.
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