— Change-toi.
Seconde tenue. Troisième. Quatrième. Je partis à nouveau en cabine. Je ne prenais plus la peine de fermer le rideau.
— Retire ton soutien-gorge pour le prochain modèle.
Je compris tout de suite auquel elle faisait référence. Je l’avais créé en pensant particulièrement aux demandes insistantes d’une cliente, une bonne amie de Gabriel. Cette robe, en soie rouge Hermès, frôlait l’indécence. En attendant Marthe, j’enroulai mes bras autour de mes seins, histoire de ménager un peu ma pudeur. Ou plutôt ce qu’il en restait, puisque je ne portais que mon string et mes escarpins.
— Enfile celle-ci.
Je saisis la robe. J’avais vu juste. Marthe alla s’asseoir sur une des méridiennes. Une fois de plus, je ne me reconnus pas dans le miroir. Le drapé du décolleté laissait entrevoir l’arrondi de mes seins. Quant à celui du dos, il cachait tout juste mes fesses. J’allais sortir de la cabine lorsque la porte d’entrée de l’atelier claqua.
— Marthe ? Tu es là ?
Gabriel. Clouée sur place, je déglutis.
— Oui, mon chéri, mais tu n’es pas convié.
— Convié à quoi ?
Au son de sa voix, je sus qu’il était dans le boudoir. J’étais cachée, mais j’entendais tout.
— Nous faisons des essayages avec Iris, et ta présence serait déplacée.
— Bien sûr que non, l’avis d’un expert est nécessaire !
— Laisse-nous.
— Hors de question, Marthe chérie. De plus, j’ai besoin de toi pour des signatures.
— Tiens-toi correctement, lui ordonna-t-elle. Iris, nous t’attendons.
J’entendis un baiser claquer. J’étais médusée, j’aurais voulu disparaître. Mais si je ne sortais pas très vite de ma cachette, l’humeur de Marthe risquait de s’assombrir. Et c’était la dernière chose que je souhaitais. Je pris une forte inspiration et avançai vers le centre de la pièce. Je fixais mes pieds. Ne surtout pas croiser le regard de Gabriel. Plus un mot ne fut prononcé. J’attendais la sentence, face au miroir, tête baissée. J’entendis le bruit de talons aiguilles sur le parquet. La main de Marthe retrouva sa place dans le creux de mes reins, cette fois-ci à même la peau. La poussée fut plus puissante.
— Aurais-tu oublié ta leçon de maintien ?
— Non.
— J’attends, Iris.
Je redressai la tête, ouvris les yeux. Elle passa un bras par-dessus mon épaule et saisit mon menton, qu’elle ne devait pas estimer assez fier. Je ne vis Gabriel qu’à cet instant. Il était assis dans un fauteuil, parfaitement placé pour assister à toute la scène. Cravate desserrée, chemise déboutonnée, une cheville négligemment posée sur le genou opposé, le menton dans la main, le regard prédateur. Marthe rectifia mes décolletés. Elle effleura mes seins, mes fesses. Je me cambrai davantage. Puis elle posa sa main sur ma hanche.
— Gabriel, si tu veux donner ton avis, c’est maintenant.
Marthe ne bougea pas. Sans briser la connexion visuelle entre nous, Gabriel se leva et avança nonchalamment. Il se posta en face de moi, à une vingtaine de centimètres. J’étais prise en étau. Entre eux deux. Entre leurs deux corps. Entre leurs deux regards. La tension était palpable. Quelque chose se jouait entre eux ; j’ignorais quoi, mais ça me donnait la chair de poule. Gabriel me détailla de haut en bas avant de revenir ancrer ses yeux dans les miens. La main de Marthe se fit plus possessive sur ma hanche. La distance se réduisit imperceptiblement entre nous trois. Gabriel entrouvrit légèrement la bouche puis regarda Marthe.
— Tu as trouvé ta digne héritière.
Silence. Lourd. Oppressant.
— Iris portera cette robe à l’occasion d’un mariage où elle est invitée avec son mari, annonça Marthe d’une voix où je percevais comme de la déception.
Impossible. Si je débarquais ainsi vêtue, c’était le scandale assuré. À commencer par celui qu’allait provoquer Pierre.
— Dînons tous les trois, proposa Marthe.
— Avec plaisir, lui répondit Gabriel avant de me scruter à nouveau. Prends ton temps pour te préparer, nous avons des dossiers à régler, Marthe et moi.
Ils s’éloignèrent. Dans le miroir, je vis Gabriel poser son manteau sur les épaules de Marthe puis l’entraîner, une main dans son dos. Ils étaient parfaitement synchrones, comme s’ils avaient toujours fait ça, à l’image d’un vieux couple. Elle freina leur progression et se tourna vers moi.
— Remets la première robe pour le dîner.
— Très bien.
Quand ils furent partis, j’expulsai tout l’air que j’avais retenu dans mes poumons. Je restai quelques instants immobile avant de songer à me changer. Un quart d’heure plus tard, la sonnerie de mon téléphone me fit sursauter et me rappela à l’ordre.
Ils m’attendaient dans le hall de l’immeuble. Je fus soulagée de constater que Gabriel était armé de son casque de moto. Au moins, j’éviterais de me retrouver coincée entre eux dans le taxi. En parfait gentleman, il tint la porte pour Marthe et me fit signe de passer à mon tour. Je croisai son regard. Celui que je commençais à connaître et à redouter : sa sagesse n’était pas garantie. Raide comme un piquet, je suivis Marthe jusqu’au taxi.
— Comme d’habitude ? demanda Gabriel.
— Bien sûr, mon chéri.
À travers la vitre, je le vis enfourcher sa moto et mettre son casque. Je distinguai son sourire narquois juste avant qu’il rabatte la visière. Le taxi fila en direction des Champs-Élysées et de l’avenue Montaigne.
Installées à une table, Marthe et moi échangions nos impressions sur l’essayage. Elle m’accordait son attention mais était tendue. Elle frappait nerveusement la table du bout de ses doigts, son regard oscillant sans répit de droite à gauche. Je ne l’avais jamais vue dans un état pareil, et jusque-là je ne pensais pas que Marthe, si maîtresse d’elle-même d’habitude, puisse faire preuve d’une telle agitation.
J’étais sur le point de remporter ma négociation pour porter une autre robe au mariage lorsque Gabriel arriva.
— Mesdames, excusez-moi pour le retard.
— Tu sais pourtant que je ne tolère pas ça, lui assena Marthe, exaspérée.
Il s’approcha d’elle et déposa un baiser sur ses cheveux.
— Besoin de me défouler. Je ne sais pas ce qui m’a pris, mais… (il me jeta un discret coup d’œil) j’étais… comment dire… très énervé. J’ai été piquer une pointe.
— Cesse tes enfantillages immédiatement et assieds-toi.
– À tes ordres, maman.
Marthe ne semblait pas goûter à la plaisanterie. Elle déplia sa serviette d’un geste sec. Gabriel ne trouva rien de mieux que de s’asseoir à côté de moi. Très proche. Trop.
Ce dîner était déroutant. L’atmosphère feutrée, les lumières tamisées, la discrétion des serveurs, la visite du chef étoilé à notre table… Comme si l’endroit avait été privatisé pour nous. Marthe s’était détendue et me faisait parler de Pierre, de mes parents, de mon enfance. Je bafouillai plus souvent qu’à mon tour. Gabriel, passionné par le sujet — et pour cause, avec lui je faisais en sorte de ne jamais parler de moi —, redoublait de curiosité sur ma vie. Selon mes réponses, il penchait la tête sur le côté ou écarquillait les yeux. Plus d’une fois, je crus qu’il allait s’étouffer. Comme lorsque Marthe me fit préciser que j’étais en couple depuis près de dix ans.
— De quelle planète viens-tu ? s’exclama-t-il.
— Gabriel ! le coupa Marthe. C’est toi qui n’es pas normal, à fuir l’engagement, à passer de maîtresse en maîtresse, sans respecter les femmes.
Il ricana et s’avachit au fond de son fauteuil.
— Je ne crois pas que mes maîtresses se plaignent de mon comportement ni de mon manque de respect. Je dirais plutôt qu’elles apprécient.
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