Aujourd’hui, ma mémoire ne me sert qu’à me rappeler ses défaillances. Rappelle-toi que tu n’as pas de mémoire !
66 ans, 1 mois, 21 jours
Vendredi 1 erdécembre 1989
Bien dormi, comme toujours quand il pleut.
66 ans, 2 mois, 15 jours
Lundi 25 décembre 1989
Réveillon trop arrosé. Mangé gras. Compulsivement. En parlant et riant beaucoup. Mangé jeune, en somme. Il y avait là Lison, Philippe, Grégoire, et quelques amis. Mona s’était surpassée. Résultat, bouffées de chaleur nocturnes. Vertiges au réveil. La chambre entière tournoyant autour de moi. Surtout couché. Debout, le décor se stabilise. Mais gare à la brusquerie ! M’asseoir ou me lever trop vite, tourner la tête soudainement, relance aussitôt le manège. Je suis un axe instable autour duquel tourne le monde. Comment s’appelaient ces lourdes toupies métalliques de mon enfance qu’on lançait avec une ficelle et qui tournaient sur une tige de métal elle-même vacillante ?
66 ans, 2 mois, 16 jours
Mardi 26 décembre 1989
Un gyroscope ! Cela s’appelait un gyroscope ! Ce matin, le gyroscope tourne encore en moi mais le décor est stable.
66 ans, 3 mois, 8 jours
Jeudi 18 janvier 1990
Cette brève sensation de vertige sur une plaque de verglas où pourtant je ne glisse pas. J’y pose un pied d’abord, l’autre ensuite. Mes bras partent à la recherche de l’équilibre. Pourtant, le sel municipal ayant fait son office — verglas abrasé, grisâtre, désormais inoffensif —, je ne glisse pas du tout. Mais il me faut atteindre un bitume de bon aloi, en l’occurrence le trottoir d’en face, pour reprendre confiance en ma démarche. Je suis donc doté d’une « culture du vertige » et, comme tout détenteur d’un savoir, la proie d’interprétations erronées.
66 ans, 7 mois, 9 jours
Samedi 19 mai 1990
Bruno, retour des États-Unis, est convoqué de toute urgence au collège : Grégoire s’adonnerait au jeu du foulard, un simulacre de strangulation qui a déjà fait quelques victimes. L’administration est très remontée contre Grégoire et ses partenaires, bien sûr. Menaces d’exclusion. Bruno, inquiet, s’interroge sur les « pulsions de mort » qui saisissent l’enfance contemporaine en général et Grégoire parmi elle. Interloqué quand Grégoire lui répond : C’est rien, c’est vachement agréable, c’est tout ! (Ne voir son père que deux ou trois fois par an ne l’incite guère à la confidence.) De mon côté cette histoire me rappelle un jeu similaire auquel nous jouions au même âge, Étienne et moi. C’était en fait le même jeu. À ceci près que nous ne simulions pas la strangulation mais l’étouffement, la finalité étant la même : flirter avec les bornes de l’évanouissement, voire les dépasser. Cela consistait à couper le souffle de l’autre en lui comprimant la poitrine pendant que lui-même vidait ses poumons le plus complètement possible ; le résultat ne se faisait pas attendre : il tombait dans les pommes. Délicieux sentiment d’étourdissement, puis évanouissement pur et simple. Une fois l’évanoui remis sur pied, il faisait subir le même sort à son partenaire. Nous adorions ça, nous évanouir ! Les adultes étaient-ils au courant ? Y avait-il des accidents ? Je n’en ai pas le souvenir. Le jeu du foulard a donc son ancêtre. J’ai donné une leçon d’anatomie à Grégoire, artères carotides, veines jugulaires, etc., pour lui expliquer le danger de la chose. Il m’a demandé pourquoi c’était si agréable alors que ça pouvait être mortel. Je me suis abstenu de répondre que ceci explique cela. J’ai parlé de l’effet d’ivresse que suscite la privation d’oxygène dans le sang et de ses dangers extrêmes pour le cerveau. Même effet avec la plongée sous-marine ou la très haute altitude, sports hautement surveillés. De nouveau seul avec Bruno, je lui ai demandé si au même âge que son fils il n’avait jamais joué à quoi que ce soit d’équivalent. Jamais de la vie ! Allons, allons, tu ne t’es pas offert des petits collapsus à coups d’éther, par exemple ? Il me semble me rappeler certaine odeur dans ta chambre… Arrête, papa, ça n’a rien à voir ! Mais si, mais si, et j’étais aussi inquiet que lui aujourd’hui.
66 ans, 7 mois, 13 jours
Mercredi 23 mai 1990
Réflexion de Tijo à qui je raconte l’affaire Grégoire, leçon d’anatomie comprise : Il est chanceux, ton petit-fils, d’avoir un grand-père comme toi ! Pour lui apprendre le système sanguin Manès lui aurait fait saigner un cochon. Au reste, Tijo n’est pas surpris par ce jeu du foulard. D’après lui, étouffement, strangulation, eau écarlate, colle, éther, vernis et autres reniflages participent d’une évolution qui, aboutissant à l’alcool et aux drogues contemporaines, est au service d’une obsession vieille comme le temps : aller voir de l’autre côté de cette foutue adolescence si le ciel offre une éclaircie. Puis, dans la foulée, Tijo me demande : Et toi, le grand âge venant, tu marches à quoi ?
66 ans, 8 mois, 25 jours
Jeudi 5 juillet 1990
Sommes passés chez Étienne et Marceline en descendant à Mérac. Lui, le front barré, l’œil fixe, les gestes ralentis, mais souriant de notre visite. À vrai dire, seule sa bouche souriait, d’un sourire involontaire, une réminiscence de sourire, comme s’il se souvenait d’avoir souri naguère. En revanche, il ne se rappelle pas le prénom de Mona. Il ébauche des phrases qu’il termine par un… « et tout ça, tu vois ? ». Je vois, mon vieux camarade, je vois…
Marceline nous avoue en confidence que la maladie d’Étienne progresse vite. Perte de mémoire, bien sûr, maladresse de certains gestes, mais ce qui l’effraie surtout, ce sont les crises de fureur qui le secouent dès que survient le plus petit imprévu : un objet égaré, la sonnerie du téléphone, un papier administratif à remplir. Il ne supporte plus les surprises, dit-elle, le moindre contretemps l’angoisse horriblement.
La seule chose qui l’apaise : sa collection de papillons. C’est le camp retranché où résiste le dernier carré. Viens donc voir mon Parnassius apollo. Je suis une nouvelle fois frappé par la disproportion entre ces doigts énormes et la délicatesse avec laquelle il manie le si léger velours de ses victimes. Avant de nous quitter, il me dit en confidence : Ne le dis pas à Marceline, mais je suis foutu. Il ajoute, en me montrant son crâne : C’est la tête.
66 ans, 10 mois, 6 jours
Jeudi 16 août 1990
« Pollution », annonce Mona en enfournant les draps des garçons dans la machine à laver. Nocturne ? Et diurne, précise-t-elle en y ajoutant une paire de chaussettes poisseuses et deux slips vitrifiés par le sperme.
Eh oui, pour la morve on a inventé le mouchoir, le crachoir pour la salive, le papier pour les selles, le pistolet pour l’urine, le fin cristal pour les larmes de la Renaissance, mais rien de spécifique pour le sperme. En sorte que depuis que l’homme est adolescent et qu’il décharge partout où la pulsion l’y pousse, il tente de cacher son forfait avec les moyens du bord : draps, chaussettes, gants de toilette, torchons, mouchoirs, kleenex, serviettes de bain, brouillons de dissertations, journal du jour, filtre à café, tout y passe, même les rideaux, les serpillières et les tapis. La source étant intarissable, innombrables et imprévisibles étant les pulsions, notre environnement est un honteux foutoir. C’est absurde. Il est urgent d’imaginer un réceptacle à sperme qu’on offrirait à chaque garçon le jour de sa première éjaculation. L’affaire serait rituellement réglée, ce serait l’occasion d’une fête familiale, le garçon porterait son bijou en sautoir, aussi fièrement que sa montre de communiant. Et il l’offrirait à sa promise le jour de ses fiançailles, conclut Mona que mon projet intéresse.
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