23 ans, 5 mois, 30 jours
Mercredi 9 avril 1947
Encore cinq jours d’attente. Que de temps perdu, bon Dieu ! Et toujours rien de Suzanne. Qu’attends-tu de cette fille ? me demande Fanche, elle t’a ouvert les portes de la vie, mon pétard, tu n’as plus qu’à entrer ! J’attends que l’appétit me revienne. Entre autres l’appétit sexuel. Et l’appétit de vivre. Or, ce sont mes terreurs d’enfance qui me reviennent. Sous forme d’hypocondrie ! car ce que j’éprouve, inutile de me le cacher plus longtemps, c’est la peur irraisonnée du cancer. Hypocondrie : dérèglement de la conscience entraînant une perception hypertrophique des manifestations du corps. Forme de délire de persécution dans laquelle nous sommes à la fois le persécuteur et le persécuté. Mon esprit et mon corps se jouent des tours. Sensation nouvelle au demeurant, donc intéressante. Suis-je hypocondriaque par nature ou victime d’une crise passagère ? Le cancer de l’estomac : être bouffé de l’intérieur par l’organe même de la digestion ! Terreur mythologique.
23 ans, 6 mois, 2 jours
Samedi 12 avril 1947
Je ne me digère plus.
23 ans, 6 mois, 4 jours
Lundi 14 avril 1947
La consultation a duré sept minutes. J’en suis sorti terrorisé. Je n’ai pas retenu le quart de ce que le gastro-entérologue m’a dit. Je serais incapable de décrire son bureau. Étrange sidération de la pensée. Vous avez de la chance, un patient s’est décommandé, je peux vous prendre dans trois jours. Est-ce la vérité ou m’a-t-il servi ce boniment pour ne pas me dire qu’il y avait urgence ? Au lieu de l’écouter, je scrutais son visage. Sec, précis, il m’annonçait que dans trois jours il introduirait un tuyau dans mon estomac pour voir ce qui s’y passe. Il n’y avait rigoureusement rien d’autre à lire sur cette tête de spécialiste que cette information-là, mais mon hypocondrie prêtait à chacun de ses traits d’inavouables arrière-pensées. Tu deviens cinglé mon pauvre garçon, tu réagis comme si ce toubib était un infiltré de la SS !
23 ans, 6 mois, 6 jours
Mercredi 16 avril 1947
Incapable de lire. Incapable de me concentrer sur quoi que ce soit. Il n’y a que le travail qui parvienne encore à me distraire un peu. Quoique ce matin Josette et Marion m’aient trouvé l’une absent, l’autre soucieux. Les pastilles Rennie ne me soulagent plus du tout. Ébranlement généralisé de mes nerfs. Certitude que les jeux sont faits, que je goûte pour la dernière fois en tant que non-malade à ce vin, à ces olives, à cette purée — qui d’ailleurs ne passent pas — et que je ne verrai plus fleurir les marronniers du Luco. Depuis quand t’intéresses-tu aux marronniers, imbécile ? Tu les as toujours trouvés scolaires ! C’est vrai, mais la certitude de la mort prochaine vous ferait tomber amoureux d’une blatte. Peur de la maladie plus effrayante que la maladie elle-même. Vivement le diagnostic que je me redresse ! Car face à l’inévitable cancer, je saurai me tenir ! Je m’imagine même quelques postures héroïques. En attendant, mains moites, tremblements très fins du bout des doigts, bouffées de panique qui transforment ma constipation en chiasse, comme lorsque j’avais douze ans. Je n’aurai plus peur, je n’aurai plus peur, je n’aurai plus jamais peur… Tu parles ! Se pourrait-il que je n’aie rien appris ? Se pourrait-il que ce journal, entrepris pour exorciser ce genre de panique, n’ait servi à rien ? Faudra-t-il que je cohabite jusqu’au bout avec ce mioche invertébré qui chiait dans son froc à la moindre pétoche ? Arrête de pleurnicher, arrête un peu, tu veux ! Regarde-toi de l’extérieur, bougre d’idiot, tu sors vivant d’une tuerie planétaire et une merveille de femme t’a enfin ouvert le chemin des dames !
23 ans, 6 mois, 7 jours
Jeudi 17 avril 1947
Subi la gastroscopie dans un état de totale abdication. J’avais rendu mes armes à la Faculté. Confiance aveugle, sans illusion quant au résultat. Fatalisme paisible. Tout le temps que le gastro-entérologue, flanqué de son externe, introduisait ce tube dans mon gosier, puis me l’enfonçait dans l’œsophage pour finalement explorer mon estomac jusqu’au pylore, j’ai combattu mon horreur du vomissement en pensant à cet avaleur de sabres que j’avais vu, enfant, un jour où papa m’avait emmené au cirque. Les toubibs papotaient en m’explorant. Ils vérifiaient ma tuyauterie en parlant de leurs prochaines vacances. C’était très bien ainsi. Que la vie continue quand elle cesse ! Bonne nouvelle : l’examen n’a montré qu’une banale irritation de l’œsophage. Mauvaise nouvelle : on veut me revoir avec les résultats d’une prise de sang. Traitement : pansements gastriques et régime. Suppression des viandes en sauce. (Ce toubib ne me semble guère concerné par le rationnement !)
23 ans, 6 mois, 18 jours
Lundi 28 avril 1947
Mes examens sont strictement normaux. Je n’ai rien ! Ce qui m’inspire des sentiments mêlés : exultation tempérée par la honte d’avoir eu si peur. Le soulagement l’emportant sur toute autre considération, je suis allé au restaurant avec Estelle. J’ai commandé une andouillette, des pommes de terre sautées et une bouteille de Brouilly. Jusqu’à présent, pas d’aigreurs. Belle promenade avec Estelle au Jardin des Plantes. Mon corps retrouvé. Oh, oui, Montaigne la belle lumière de la santé !
23 ans, 6 mois, 28 jours
Jeudi 8 mai 1947
Un passant me demande la direction du Trocadéro. Au lieu de la lui donner, je lui réponds spontanément, avec l’accent de Suzanne, que chuis pô d’tsi, moa, chuis dju Québec, l’Trocdéro ch’connè pô. Quand Suzanne imitait l’accent français, mon accent, elle m’offrait la physiologie de notre langue. Son visage rétrécissait, ses sourcils se haussaient, elle redressait la tête, baissait à demi les paupières, avançait une bouche hautaine et boudeuse : Vous autres, maudits Français, toujours à parler avec votre bouche en cul-de-poule, comme si vous chiiez des œufs en or sur nos pauvres têtes !
23 ans, 6 mois, 29 jours
Vendredi 9 mai 1947
L’accent, disait Suzanne, c’est la langue telle qu’on la mange ! Toi, le français tu le chipotes, moi je m’en goinfre.
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NOTE À LISON
Des mois d’interruption après l’épisode hypocondriaque. Les plaisirs de la vie retrouvée, l’excitation de la carrière naissante et des joutes politiques l’ont emporté sur ce journal. Après le tour qu’il venait de me jouer, mon corps s’est effacé. Et puis, la vie battait son plein dans l’immédiat après-guerre.
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24 ans, 5 mois, 19 jours
Lundi 29 mars 1948
Après l’amour, Brigitte me demande si je tiens un journal. Je réponds non. Elle, si. Je lui demande si elle y parlera de notre nuit. Peut-être, dit-elle, avec cette fausse pudeur des filles qui, une fois avoué l’essentiel, croient sauver leur secret en chipotant sur les détails. Bien sûr que tu en parleras, ai-je pensé, et c’est justement la raison pour laquelle je ne tiens pas, moi, de journal intime. Ce qui me reste de notre nuit c’est d’abord une sensation persistante de tension douloureuse du frein de mon prépuce, proche de la déchirure. C’est tout ce que je dois noter ici. Le reste, plus agréable, ne regarde aucun journal.
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