Après avoir longé un couloir aveugle, ils arrivèrent dans une salle peuplée d’une cour de gentilshommes et de dames richement parés qui les dévisageaient comme des curiosités — à voix basse, l’un d’eux évoquait un jour tout comparable à celui-ci où ils avaient reçu au château la visite d’un animal monstrueux avec une longue corne en place du nez, capturé en terre lointaine. Toute cette belle société se tut soudain quand un héraut clama au son des trompettes : Sa Majesté le Roi ! Comme on le leur avait indiqué, les prisonniers, un genou à terre, baissèrent les yeux tant que le souverain ne fut pas installé sur son trône.
Il les découvrait enfin, ces rebelles dont la ténébreuse réputation avait atteint le cœur du royaume, ces fauteurs de trouble qui avaient affolé les garants de la foi et de la science. Il leur chercha en vain une singularité physique, une expression dénaturée, il ne voyait là que des rustres dans des chemises brodées, de ceux qu’il gouvernait par millions, de ceux qui naissaient, vivaient et mouraient sans jamais faire parler d’eux. Il leur demanda s’ils goûtaient à la joie de surseoir à la mort ne serait-ce qu’un jour, et si ces quelques heures volées à l’irrémédiable avaient suscité en eux des sentiments nouveaux, d’espoir ou de regret. Lui-même, qu’on disait en sursis, se sentait incapable de sagesse et d’apaisement. Au contraire, il devait d’être encore en vie à la rage froide qui à chaque réveil le faisait hurler de douleur en dedans.
Osant lever les yeux vers lui, les prisonniers virent une ombre verte sur son visage, des cernes noirs, des joues crevassées. Affreux spectacle de la splendeur qui se flétrit, de l’éminence qui chancelle. Si un souverain est en droit de tout exiger de ses sujets, ses sujets sont en droit d’exiger qu’il affronte la mort avec majesté, c’est là son seul devoir. Qu’il soit aimé ou honni, habile aux affaires de l’État ou piètre gouvernant, seule sa façon de mourir dira s’il avait l’étoffe d’un roi — l’Histoire est là, dans l’antichambre, qui veille. Louis le Vertueux, recroquevillé dans sa cape de fourrure aux coutures dorées, ne savait pas mourir.
Alors comment expliquer que ces deux vilains-là puissent défier la mort comme hier ils avaient défié la justice ? Aucune expertise n’avait su expliquer leur mystère, aucune loi ne les avait fait plier, aucune menace n’était parvenue à les désunir. Le roi, sensible aux rumeurs, avait voulu en avoir le cœur net malgré le scepticisme de ses conseillers. Ce rayonnement existait bel et bien, il suffisait de les voir côte à côte pour ne plus en douter et, quelle que fût son origine, divine ou démoniaque, il avait sans doute le pouvoir de guérir. Si les prisonniers daignaient faire l’aumône à leur suzerain d’un seul éclat de cette lumière-là, peut-être un miracle pourrait-il s’accomplir ?
Un ministre, parchemin en main, lut un acte qui garantissait aux condamnés leur grâce, les dotant de surcroît d’une belle fortune et d’une propriété où plus personne ne viendrait leur chercher querelle. Le roi signa le document, que l’on fit circuler dans l’assistance pour que tous en prennent connaissance.
Condamnés il y a encore une heure, désormais grands du royaume.
Ce refuge dont ils avaient rêvé avait été trouvé pour eux.
Pris d’une même impulsion, ils s’approchèrent pour saisir chacun une main du roi dans la leur. Cette étreinte de deux paumes contre les siennes lui réchauffa le corps entier et apaisa un instant tout son être. Ces mains ne mentaient pas, elles n’éprouvaient aucune impatience à le fuir, elles irradiaient de fraternité, elles le soutenaient, prodigues, ferventes. À cet instant-là le roi comprit que ses proches lui mentaient depuis le premier jour.
La main de mon propre frère, froide de détachement, semble plus morte encore que la mienne. Celle de mon médecin ne cherche qu’à attester la cessation de mon pouls. Celle de mon confesseur sur mon front signe déjà l’extrême-onction.
À tous les travers de l’âme humaine auxquels la mort l’avait confronté, le roi devait maintenant ajouter la trahison. Et la cour entière commença à craindre pour ses privilèges.
Ayant gagné la confiance et la gratitude du roi, les amants auraient pu sauver leur tête par un pieux mensonge : n’est-ce pas un devoir de miséricorde que de mentir à un mourant ? Pourquoi ne pas prendre exemple sur ses ministres, ses médecins, ses cardinaux, dont le seul talent consistait à dire au malade ce qu’il voulait entendre ? Tous trouvaient tantôt une explication au mal, tantôt un moyen de s’en défaire — un nouvel onguent, une ancestrale prière, un obscur guérisseur requis dans une contrée barbare, une pierre de jouvence —, et dans l’attente du miracle le souffrant leur accordait un crédit, juste le temps suffisant pour qu’un autre intrigant suscite un nouvel et vain espoir. Car chacun attendait ce jour où le roi serait trop faible pour être craint, trop démuni pour deviner les supercheries, alors on pourrait exprimer sa joie de le voir crever dans la douleur.
Les amants, ne connaissant rien de ces stratégies, avouèrent n’avoir aucun des pouvoirs qu’on leur prêtait. Seule leur force de compassion était infinie, mais bien insuffisante. Ils demandèrent pardon pour l’espoir qu’ils avaient fait naître malgré eux car, s’ils avaient détenu pareil don, ils auraient laissé venir à eux les malades, guéri les lépreux, apaisé les agonisants. Et peut-être auraient-ils vu là le dessein suprême qui les avait réunis dans ce monde. Hélas, ils n’étaient que de simples humains, ni magiques ni surnaturels, et leur seule ressource était de prier pour leur souverain jusqu’à son rétablissement.
Le roi comprit alors que plus rien ne viendrait le sauver de cette mort annoncée. Sa noble cour s’indigna pour lui. Ainsi, tous les maux dont on chargeait les prisonniers étaient justes : désinvolture, égoïsme, impiété, au point d’humilier un roi à l’agonie. Ils allaient sans doute commettre d’autres ignominies si l’on reculait encore la juste sentence déjà prononcée.
*
Le roi fit preuve de mansuétude en leur accordant la décapitation par l’épée au lieu du bûcher dévolu aux hérétiques. Une autre mesure extraordinaire fut appliquée à la requête des condamnés : ils périraient au même instant. On dressa deux billots et deux bourreaux furent dépêchés. En fait de mansuétude il s’agissait de superstition. Si rien n’avait su créer la peur en eux, il valait mieux, en toute prudence, leur accorder une dernière faveur.
On dut surélever la plateforme d’exécution afin que tous en profitent. Des aubergistes dressèrent des tables et des troubadours chantèrent la triste complainte des amants arrogants.
Toisant la foule, les prisonniers goûtèrent une dernière fois à la terrible ironie de se voir si entourés. Ils lurent dans ces milliers de regards autant de fureur que de compassion, et ce serait la dernière image qu’ils garderaient de cette humanité dont on les excluait. Au lieu d’un terrible effroi, un sentiment de gratitude les apaisait enfin. La vie, cette épreuve que traversait l’homme sans la moindre chance d’en triompher, leur faisait un don inestimable, celui de mourir en ayant connu plénitude et ferveur. Au lieu de les abandonner aux guerres, aux épidémies, elle avait fait d’eux ses élus en leur donnant à vivre une aventure encore inédite — que longtemps après leur disparition il faudrait bien appeler le bonheur. Certes leur union avait duré le temps d’un souffle mais, à en croire la liste infinie des agissements et des fantaisies dressée par leurs accusateurs, ils avaient vécu plus de cent ans. Avec leur habituel aplomb ils attendaient la mort, curieux même de la rencontrer, et peut-être de la plaindre car, si elle ressemblait vraiment à la manière dont on la représentait, errante, avec sa faux, elle devait être bien seule et bien amère.
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