TONINO BENACQUISTA
Malavita encore
En pensant à Claire et à Florence.
Et aussi à Westlake, le Don de tous les « Don ».
L’écrivain américain Frederick Wayne n’avait jamais été un grand spécialiste du malheur. Il n’en avait connu qu’un seul, bien réel, mais dans une autre vie.
Ce matin-là, au comptoir d’un bistrot, il surprit la conversation de deux dames qui sirotaient leur grand crème en revenant du marché. L’une d’elles se plaignait que son mari « allait voir ailleurs ». Elle en avait la preuve et elle en souffrait. Toujours curieux de nouvelles tournures, Fred tenta de traduire cet aller voir ailleurs en anglais sans y voir d’équivalent, changea l’ordre des mots, puis se concentra sur cet ailleurs dont il pressentait la part d’ombre et de malaise. Depuis, la dame avait constaté comme un rapprochement, difficile à expliquer mais réel : son mari était de nouveau attentif à elle ; il était bien le type dont elle était tombée amoureuse dix-sept ans plus tôt. De s’en rendre compte dans ces circonstances-là lui fendait le cœur. « À quelque chose malheur est bon », conclut la copine pour tenir son rôle.
Dans la douceur de cette fin janvier, Fred remonta vers le petit village de Mazenc où, au flanc d’une colline, sa villa dominait les vergers et les lavandes de la Drôme provençale. Il posa ses courses sur la table de la cuisine et, de peur d’oublier, nota sur le bloc-notes mural :
« À quelque chose malheur est bon = A blessing in disguise ».
Déçu de n’avoir pas trouvé mieux, il s’en prit au proverbe lui-même et chercha à contredire tant de sagesse populaire. À part l’expérience qui en découlait, à quoi malheur était-il bon ? Fallait-il se réjouir pour cette femme qui allait donner un nouveau départ à son couple, ou la plaindre d’avoir un mari assez bête pour se faire prendre ? ou, pire encore, pour revenir vers elle un soir, la queue entre les jambes, et tout avouer ? Le grand mépris de Fred pour la repentance s’exprimait une fois de plus. Si naguère il avait trompé Maggie, sa femme, il avait eu la décence de le garder pour lui et de prendre assez de précautions pour lui éviter de souffrir. Et même quand elle avait eu la preuve de son adultère, il était parvenu à lui faire croire à une histoire aussi extravagante que les romans qu’il écrivait aujourd’hui.
En fait de romans, il s’agissait plutôt de Mémoires à peine transposés. Avant de songer à se confronter à la page blanche, Fred avait entendu dire que les écrivains américains avaient vécu avant d’écrire ; ils n’étaient pas nés dans des familles lettrées et se gorgeaient d’expériences avant de se lancer dans de grandes fresques qui retraçaient à la fois leur propre histoire et celle de leur pays. Chasseurs, détectives privés, pilotes, boxeurs ou reporters de guerre, ils décidaient un jour que leur parcours méritait d’être raconté. De fait, Frederick Wayne s’inscrivait en plein dans ce processus qui lui donnait une légitimité d’auteur. Car Fred ne s’était pas toujours appelé Frederick Wayne. Cinquante ans plus tôt, dans l’État du New Jersey, il avait vu le jour sous le nom de Giovanni Manzoni, fils de César Manzoni et d’Amelia Fiore, eux-mêmes enfants d’immigrés siciliens. Ils avaient prospéré dans une tradition familiale qui avait marqué du sceau de l’infamie l’âge d’or des États-Unis d’Amérique. Giovanni Manzoni était un héritier direct et légitime de la Cosa Nostra , appelée aussi Onorata società ou Malavita , mais dont le nom le plus courant rebutait les hommes de l’art en personne : la Mafia.
Dès lors, l’idée même de malheur, dans l’esprit du jeune Manzoni, c’était avant tout le malheur des autres. Et le malheur des autres n’était bon qu’à une chose : le profit. Tout gosse, il avait gravi les étapes classiques d’un wiseguy , un affranchi. Il avait organisé sa première bande à onze ans, gagné ses premiers dollars à douze, connu sa première arrestation à quatorze et purgé sa première peine de prison dès l’âge légal — ces trois mois-là demeuraient un excellent souvenir, le contraire du malheur. Puis, après avoir fait ses classes dans l’extorsion de fonds, l’élimination de témoins gênants, l’intimidation de la concurrence, le prêt usuraire, le commerce du vice et le braquage à main armée, on l’avait nommé capo , chef de clan.
Doué comme il l’était, il aurait pu devenir le seigneur absolu de l’empire mafieux, le capo di tutti capi , si un événement traumatisant ne l’avait forcé à une totale remise en question. À la suite d’une guerre entre deux gangs du New Jersey, le FBI l’avait mis devant un choix : trahir ses frères d’armes ou vieillir derrière des barreaux.
Le Witsec, le Witness Protection Program , un programme de protection des témoins, lui garantissait une nouvelle identité et un nouveau départ. Sa femme, soulagée, y avait vu une chance unique de donner à leurs gosses — une fille prénommée Belle, alors âgée de neuf ans, et un fils, Warren, de six — une enfance décente et un avenir hors du crime organisé. En témoignant, Manzoni avait fait tomber trois parrains de LCN [1] Abréviation utilisée par le FBI pour la Cosa Nostra.
, et cinq ou six de leurs équipiers directs, lieutenants et porte-flingues. Pour réduire leur peine, quelques-uns avaient balancé d’autres membres de la confrérie, et cette réaction en chaîne avait placé sous les verrous un total de cinquante et un individus.
Afin d’éviter les représailles des familles mafieuses qui avaient mis sa tête à prix pour la somme record de 20 000 000 $, Giovanni, sous haute protection du FBI, avait été relogé de nombreuses fois à travers les États-Unis, avant d’être exilé en France où, depuis une dizaine d’années, il s’était fait oublier. Aujourd’hui, son dispositif de surveillance se réduisait à un seul agent, qui veillait sur sa personne physique et contrôlait ses communications. Avec le célèbre Henry Hill, protégé par le FBI depuis 1978, ou encore le redoutable Fat Willy, Manzoni était l’un des repentis les plus célèbres du monde.
Fort de son passé, il perpétuait donc la tradition de l’aventurier américain qui, à l’age mûr, se doit de raconter ses exploits. Certains soirs de grande paix intérieure, il s’autorisait à penser que le destin l’avait fait naître dans une famille de gangsters à seule fin de devenir, plus tard, un auteur. Alors oui, dans son cas, il était bien forcé de souscrire à la sagesse populaire : à quelque chose malheur est bon . Il avait publié Du sang et des dollars puis L’empire de la nuit , signés du pseudonyme de Laszlo Pryor, faute de pouvoir signer Fred Wayne et encore moins Giovanni Manzoni.
Juste après le déjeuner, il s’installa à sa table de travail et commença un chapitre de son troisième ouvrage par une anecdote sur un de ses maîtres à penser, Alfonso Capone. Revenir sur l’enseignement des anciens lui paraissait essentiel.
Capone gardait toujours au fond de sa poche une poignée de macaronis crus. Quand une négociation se passait mal, il faisait craquer les pâtes entre ses doigts, ce que son interlocuteur identifiait comme le bruit de ses vertèbres broyées s’il refusait d’obtempérer.
*
Quand elle avait enterré sa vie de femme de gangster, Maggie avait cherché à se racheter aux yeux de Dieu en se mettant au service des plus démunis. Elle avait tout exploré, les organisations caritatives, les associations de quartier, les comités de soutien, et il s’en était fallu de peu qu’elle ne s’engageât dans une ONG qui luttait contre la famine à travers le monde. Maggie avait poussé le don de soi jusqu’au sacerdoce et s’imaginait un jour absoute d’avoir été Livia Manzoni, une first lady du crime organisé. Aux yeux des autres bénévoles, qui la traitaient de sainte, le cœur qu’elle mettait à l’ouvrage allait vite s’épuiser. Elle-même dut se rendre à l’évidence : la main qu’elle tendait vers le déshérité réclamait plus qu’elle ne donnait.
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